Sur la scène du TNP, Christian Schiaretti déploie une gigantesque fresque qui retrace les bouleversements théâtraux liés à trois mois essentiels d’une année qui l’est tout autant, 1968. Un spectacle épatant.
Mai, juin, juillet 1968, ce sont là trois mois qui ont profondément changé notre histoire théâtrale. Qui en ont profondément modifié le cours, jusque-là assez paisible. Ce sont aussi les trois épisodes, les trois actes pourrait-on dire, de la pièce de Denis Guénoun que met en scène Christian Schiaretti au TNP. Une vaste fresque de plus de trois heures et demie, basée sur un échange de lettres entre Jean-Louis Barrault et Jean Vilar. Deux contemporains capitaux s’il en fut pour l’art dramatique ; tous deux comédiens, metteurs en scène, chefs de troupe et directeurs de théâtres nationaux. Leur correspondance est fictive mais colle à l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée, ou peu s’en faut.
Barrault/Cohn-Bendit : deux visions de la culture
Ainsi le premier mouvement, celui de mai, nous mène-t-il par la voix de Barrault (incarné par Marcel Bozonnet) à l’Odéon. Ce théâtre qu’il dirige est alors occupé par des centaines d’étudiants pour qui il représente une sorte de théâtre d’État – c’est à l’Odéon que de Gaulle va voir les pièces de Paul Claudel. L’ambiance de l’époque, électrique, est savamment restituée, faite de discours éloquents, creux ou prosaïques. Où déjà se profilent les dissensions futures entre ceux qui veulent se détacher des syndicats et les autres. Le moment clé est celui où Barrault, qui participe aux colloques publics, se trouve contredit par un Daniel Cohn-Bendit, de retour d’Allemagne, facétieux et brillant. Cette première partie éclaire la vision d’alors de la culture : idéal ou simple instrument de conquête sociale pour les étudiants.
Juin au TNP, juillet en Avignon, mêmes débats
Puis les clameurs de mai s’éloignent, les rues retrouvent leurs pavés. Nous voilà à Villeurbanne, à l’endroit-même où nous suivons la pièce : le TNP. S’y est en effet tenue une réunion des grands directeurs de théâtre d’alors (Roger Planchon, Georges Wilson, Jean Dasté, etc.), qui est l’objet de la deuxième partie. La révolution, la manière dont les hommes de théâtre doivent la soutenir, les mesures à prendre…, là aussi, on mélange les considérations pragmatiques et les grandes envolées lyriques. Planchon (Olivier Borle) s’efforçant de recadrer les discussions, sans cesse interrompues par les nouvelles surgies des transistors.
Après un entracte, nous sommes prêts pour la chaleur de juillet et Avignon. Jean Vilar (Éric Ruf, fascinant), jusque-là en retrait, prend la parole. Lors d’une scène allégorique, il dépeint l’envahissement du festival, le spectacle des “Américains” du Footsbarn qu’il doit annuler pour des raisons de sécurité mal comprises. Les mêmes débats réapparaissent, évoluant, changeant d’angle mais toujours passionnants, sur la place du théâtre, de l’art, de sa capacité à toucher les “masses populaires”.
Pas de femmes, pas de révolution
La mise en scène de Christian Schiaretti, contrairement à l’époque, n’est pas révolutionnaire mais elle est admirablement maîtrisée, aussi bien dans les moments où le plateau est envahi par des dizaines de comédiens, que dans les scènes plus intimes. L’action, que l’on a résumée brièvement, est agrémentée d’interventions imaginaires, drolatiques, ressuscitant la haute stature de de Gaulle (Philippe Vincenot) et le lyrisme de son ministre de la Culture (Malraux, impeccablement joué par Stéphane Bernard). Elles prolongent l’aspect historique du spectacle et inscrivent les bouleversements qui touchent le théâtre dans la continuité de ceux qui ont lieu partout ailleurs. L’ensemble forme une œuvre qui fera date. Elle permet de revivre une époque charnière, vibrante, et d’en mieux comprendre les enjeux profonds. Et surtout de saisir un de ses postulats essentiels : la révolution de mai 68 a échoué parce qu’elle n’a pas su donner une plus large place aux femmes.
Mai, juin, juillet. Dernières représentations : mardi 30 et mercredi 31 octobre, à 20h, au TNP.