Charlotte Santana

Maître Philippe, un guérisseur lyonnais à la cour du tsar

Berceau du mouvement spirite, carrefour de la franc-maçonnerie, Lyon a toujours eu une aura mystique. Pour les amateurs d’ésotérisme, la ville forme, avec Prague et Turin, le triangle de la magie blanche. Lyon a aussi son lieu de pèlerinage. Au cimetière de Loyasse, une tombe est fleurie sans discontinuer depuis plus d’un siècle : celle de Maître Philippe, guérisseur lyonnais qui gravit les échelons jusqu’à la cour du tsar.

Réincarnation du Christ ? Guérisseur, magnétiseur ? Manipulateur, bonimenteur ? Mais qui était Philippe Nizier, plus connu sous le nom de Maître Philippe ? Au-delà de la polémique sur l’étendue de ses pouvoirs, à la fin du XIXe siècle ce Lyonnais d’adoption est devenu l’un des confidents des plus puissantes familles d’Europe. Maître Philippe, c’est aussi une légende savamment entretenue dès son vivant.

Philippe Nizier voit le jour à Loisieux, en Savoie, dans la nuit du 24 au 25 avril 1849 ; ses parents, paysans, se prénomment Joseph et Marie. Il aurait fait usage de ses pouvoirs de guérisseur dès l’âge de treize ans. À quatorze, il décide de partir vivre à Lyon, faisant le trajet “pieds nus”. Il s’installe chez son oncle, boucher, et devient son apprenti. Un jour, malade, il est soigné par une vieille rebouteuse qui lui transmet son savoir pour l’aider à exploiter “ses dons”. La légende dit alors qu’à la boucherie son oncle vint à se couper le doigt et qu’à force de prières Nizier réussit à fermer la plaie et ressouder le pouce. Son modus operandi ne changera plus : l’homme ne touche jamais ses patients, priant à leur côté, ce qui contribuera à sa réputation de “Christ lyonnais”. Philippe a même eu son Lazare. En 1870, le jeune Jean Chapas est déclaré mort par deux médecins. Le guérisseur, qui connaît le père, se rend à son chevet. Après avoir demandé à la mère si elle lui donne son fils, il proclame “Jean, je te rends ton âme”. L’enfant se réveille. Il sera le premier disciple de Maître Philippe. Plusieurs versions existent de cette histoire, qui ne manquent pas d’alimenter encore aujourd’hui les réflexions : l’enfant était-il mort ou dans un état proche ? Et surtout, qui étaient les médecins et pourquoi n’ont-ils pas aidé Nizier par la suite ?

Rejeté par les médecins

Face à une forte demande et auréolé d’une réputation mystique, Nizier décide en 1872 d’ouvrir son premier cabinet, dans le quartier des Brotteaux. Il ne veut pas se mettre les médecins à dos et décide de s’inscrire à l’école préparatoire de médecine et de pharmacie. Rapidement, son statut de guérisseur lui attire les foudres de ses pairs. Il n’abandonne pas, souhaitant devenir officier de santé, mais ses inscriptions sont à chaque fois refusées. En 1876, il se marie avec Jeanne Julie Landar, une ancienne patiente, fille d’un riche industriel lyonnais. Sa fortune met Philippe à l’abri du besoin et il officie parfois gratuitement. Le couple aura deux enfants : une fille et un fils qui décédera peu de temps après sa naissance, de la variole. Entouré d’une cour de fidèles, Nizier s’installe 35 rue Tête-d’Or et profite de la vague spirite qui s’est emparée de Lyon, tout en forgeant sa propre légende. Il est attaqué à plusieurs reprises pour pratique illégale de la médecine. Son influence est crainte et il est placé sous surveillance policière. Pour ne rien arranger à l’image négative que certains ont alors de lui, l’homme peut aussi faire preuve d’un fort sens des affaires. En 1879, il brevette une eau et une pommade, sous le nom de Philippine, qui stopperait la chute des cheveux et pourrait servir de dentifrice. Philippe se dit alors chimiste, mais l’homme ne peut se résigner à ne pas être reconnu comme médecin. En 1884, il parvient à décrocher le titre de docteur en médecine à l’université de Cincinnati, avec une thèse sur les “Principes de l’hygiène à appliquer dans la grossesse et l’accouchement et la durée des couches”. La France n’accorde aucun intérêt au document ? Qu’importe. Plus les médecins l’attaquent, plus sa cour et son aura augmentent, dépassant les frontières.

Le voyage en Russie

Philippe va se lier d’amitié avec le docteur Encausse, surnommé Papus, féru d’occultisme et fondateur de l’ordre martiniste (du nom de Joachim Martinès de Pasqually, guérisseur du XVIIIe siècle). Papus devient son disciple, tout en lui ouvrant la cour du tsar Nicolas II, où il a ses entrées tant le martinisme fascine là-bas. En 1900, Philippe peut compter parmi ses patients quelques nobles et puissants, mais aussi la cousine du tsar. Comme Papus, cette dernière ne tarit pas d’éloges sur le Lyonnais. À l’occasion de la venue de Nicolas II en France, une rencontre est organisée à Compiègne. Le tsar et sa femme n’arrivent pas à avoir un héritier mâle et sont prêts à toute aide extérieure pour débloquer la situation. Une ambiance de fin de règne plane sur la maison Romanov, qui s’entoure de mystiques comme pour se protéger. Nizier est invité à la cour en Russie en ses qualités de soigneur. La surveillance policière se fait plus forte côté français, on voudrait comprendre ce qui se trame dans cette nouvelle amitié. Le tsar et son épouse usent de leur influence et de leur diplomatie pour convaincre la France de donner le statut de docteur à Philippe. Le dossier passe entre les mains de la présidence, du président du conseil (l’équivalent de notre Premier ministre). Mais Philippe est considéré comme un “charlatan” et rien ne bouge. Le tsar balaie cet affront en le nommant médecin général en chef de l’hôpital militaire de Moscou. La presse européenne s’interroge sur ce nouveau membre de la cour, la police et l’Église aussi. L’influence du “mage” doit être combattue. Toutes les armes sont bonnes, y compris le secret du confessionnal, où la cour et l’entourage de Nicolas II sont manipulés pour mettre fin à cette ingérence étrangère. Philippe revient une première fois à Lyon en 1902, ignorant que son prochain voyage en Russie sera le dernier.

La fin

Lors de son dernier déplacement en Russie, l’influence du thaumaturge continue d’être diminuée par tous les moyens. Nizier doit faire face à de nombreuses pressions et attaques par voie de presse. Il perd la confiance de la famille Romanov en donnant des prédictions incertaines. La cour en profite pour le décrédibiliser, se gaussant de cet homme qui n’est pas issu de la noblesse. Tous, sans le savoir, préparent l’arrivée d’un nouveau “mage” : Raspoutine. Face aux pressions, Philippe quitte la Russie pour revenir à Lyon, mais les ennuis le poursuivent. De nombreux articles négatifs le prennent pour cible. La presse parisienne méprise celui qu’elle surnomme “le garçon boucher”. La police maintient son intense surveillance, ouvre son courrier alors qu’il continue d’entretenir une relation épistolaire avec la Russie. Le 25 août 1904, Nizier perd sa fille, une tragédie qu’il décrit comme une crucifixion. L’envie de vivre disparaît, l’alcool se fait plus présent dans sa vie. Moins d’un an plus tard, le 2 août 1905, il meurt, à l’âge de 56 ans. Son apprenti, Jean Chapas, prend sa suite. Maître Philippe est enterré dans le cimetière de Loyasse. Depuis plus d’un siècle, sa tombe est fleurie en permanence et les mystères qui l’entourent continuent de faire débat.

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