On a tout dit du pédiatre Aldo Naouri. On l’a encensé, décrié, mais peu lui importe finalement cette écume des choses, des jugements posés parfois à la hâte, dans l’instant, et forcément éphémères. Ce qui compte pour lui, c’est d’avoir fait, le mieux possible, son métier d’homme et d’avoir accompagné aussi bien qu’il le pouvait les enfants et les parents qui fréquentèrent pendant quarante ans son cabinet parisien.
Certains le traitent de réactionnaire, de ringard, et lui reprochent de ne pas prendre position sur l’adoption par les couples homosexuels. Il juge les polémiques stériles et s’en accommode. D’autres, confrontés à l’éducation de leurs enfants et aux souffrances inhérentes que cela génère toujours à un moment ou un autre, réfléchissent au bien-fondé de sa démarche. La douleur de vivre les pousse à examiner ce qu’il dit. Leurs témoignages l’encouragent à poursuivre son travail. Son souhait est d’être utile. Ce besoin, il l’explique dans son dernier livre, Prendre la vie à pleines mains*. Un ouvrage qui nous permet de comprendre également la manière dont s’est construite sa vision de l’éducation, faite de principes communs à tous, quelle que soit la langue et la culture à laquelle on appartient. Entretien.
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Lyon Capitale : En passant de la Lybie, où vous êtes né, à l’Algérie où s’est façonnée une partie de votre enfance et de votre adolescence et enfin à la France où vous êtes devenu médecin, vous avez découvert qu’au-delà des diversités apparentes l’éducation obéit à des règles communes. L’une de celles-ci est de ne jamais oublier de donner la place qui est la leur au père et à la mère, fussent-ils absents.
Aldo Naouri : Dans les familles monoparentales, de plus en plus nombreuses actuellement, le risque couru par la mère et l’enfant est que ce dernier soit emprisonné par un utérus symbolique extensible à l’infini. Quand c’est le cas, la mère sacrifie sa féminité et sombre dans la maternité, qui n’est pourtant que l’une de ses potentialités. L’enfant comblé, pris dans ce merveilleux cocon, ne s’autonomise pas, ne devient pas adulte, n’a aucune raison d’apprendre à faire des efforts, et estime, de plus, que tout lui est dû. L’enfant roi n’est pas armé pour affronter la vie. Il la subit. De sorte qu’en grandissant dans nos sociétés, “féroces”, il en vient à occuper, de fait, une position d’esclave. D’une certaine façon, j’ai été élevé dans un foyer monoparental. Ma mère était veuve. Son mari, mon père, était mort. Pourtant, dans son discours, elle prorogeait sa féminité en parlant très souvent de cet homme qui avait été son grand amour et, ce faisant, nous disait, à nous ses sept enfants vivants sur les dix qu’elle avait eus, que nous avions été conçus grâce à la puissance de ce lien, de ce sentiment. Le couple qu’ils avaient formé était ainsi omniprésent. Mon père n’a jamais été absent de ma vie. Cela m’a aidé à devenir autonome.
Actuellement, il est beaucoup question d’éduquer les éducateurs… Qu’est-ce que cela signifie, que nous avons perdu le sens des réalités ?
Nous avons abandonné le sens de la réalité, de manière progressive, à partir du moment où nous nous sommes pénétrés de l’idée de l’égalité, enrefusant égalementla notion de différence. Supprimer le sens de la différence, qui nous enrichissait, nous complétait et nous incitait à l’altérité, a modifié profondément notre relation à nous-mêmes, aux êtres et au monde. Autrefois, parents et enfants étaient par exemple dans une relation verticale. Décider d’ignorer les différences a rendu celle-ci horizontale. La parole de l’enfant est devenue égale à celle de son parent. En procédant ainsi, on a transgressé les fondements mêmes de l’éducation et deux des piliers du psychisme : respecter les différences générationnelles et sexuelles. Ne pas tenir compte que nous pouvons être égaux tout en étant différents, c’est nier l’altérité et les besoins de l’autre. Et donc les nôtres, par ricochet.
Quelles sont les autres clés d’une éducation “réussie” ? Sachant qu’il n’y a pas de parents parfaits mais des hommes et des femmes qui s’efforcent d’accompagner au mieux leur enfant ?
Il est fondamental de donner à l’enfant la place qui est la sienne. Cela le rassure et l’aide à faire face à ses pulsions, à comprendre que le plaisir a un temps compté. Pour cela, nous devons lui apprendre l’existence des limites, à accepter l’ennui, et l’éduquer à ses droits et à ses devoirs. Cela sans être dans la séduction mais dans l’autorité, qui n’a rien à voir avec l’autoritarisme sadique d’un pouvoir aveugle. L’accompagner ainsi l’aidera à accepter peu à peu que la réalité s’impose à soi, et qu’il y a des choses sur lesquelles nous ne pouvons pas intervenir. Cette connaissance lui permettra de devenir, pleinement, adulte. Pour poser ces constats, je m’appuie sur les sciences humaines et sur la prise en compte, pragmatique, de ce qui se joue au sein des familles par le biais notamment des liens intrafamiliaux.
Avec le recul, qu’est-ce qui vous a le plus frappé au cours de ces quarante ans d’exercice de la médecine ?
La manière dont a évolué le message donné par la société. Quand j’ai commencé à pratiquer, nous faisions face à la pénurie. Le message était : “Dans la vie, on ne peut pas tout avoir. Il faut donc s’efforcer d’avoir le plus possible de ce tout impossible à avoir.” Puis, on est passé à une société d’abondance, dont le message est devenu : “Vous pouvez tout avoir et vous avez droit à tout.” À partir de là, la nécessité de l’effort a été évacuée de nos quotidiens. Et, alors qu’en tant que médecins nous avions réussi à maîtriser les grands fléaux qui rendaient les enfants malades, nous avons dû apprendre à soigner des enfants sains mais massacrés sur un plan psychique et dans de grandes souffrances intérieures.
Votre parcours vous a-t-il aidé à trouver le bonheur ?
Je préfère le mot sagesse à celui de bonheur. Mon parcours m’a aidé à préciser ce que peut être la sagesse qu’un humain peut acquérir. Ce qui commence par accepter que nous sommes mortels. Puis, que rien ne nous est dû. Et, enfin, que nous avons à occuper notre place de vivant en apportant à la société ce que nous lui devons du fait même d’être en vie.
Il y a deux manières de voir le monde. La première consiste à dire : “La vie est un continuum scandé par la mort.” On est là au cœur de ce qu’est la transmission générationnelle. J’essaye de construire ma vie de façon que, de génération en génération, il y ait un progrès de l’humain. Et que j’y participe modestement. La seconde est de penser : “La vie est un accident dans le règne de la mort, je la remplis de plaisirs, les autres n’existent pas.” Aujourd’hui, nous sommes plutôt dans le second cas de figure.
Est-ce que cela suffit pour faire face à la souffrance, de se sentir relié et de se positionner dans une transmission ?
Nous sommes chacun le chaînon d’une histoire. Faire ce qu’il faut pour payer sa dette à son histoire donne un sentiment de satisfaction, de plénitude. Je me suis longtemps senti en dette avec mon histoire, avec ma mère et mes frères. Cela a orienté beaucoup de mes choix de vie. Prendre conscience que je faisais ce qui était juste m’a apporté une vraie paix intérieure, le sentiment d’être à ma place. Avoir le sens de la solidarité et de la responsabilité a participé à me rendre heureux. J’ai rempli ma vie comme un œuf. Je n’ai pas de regret ni d’attente particulière. Seulement le sentiment d’avoir accompli ce que je devais faire, dans la mesure de mes possibilités et de ce que j’en ai compris. Nous avons tous un rôle à jouer dans ce monde. Le sens de nos vies est de trouver ce qu’il est.
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* Aldo Naouri, Prendre la vie à pleines mains – Entretiens avec Émilie Lanez, éditions Odile Jacob/La Boétie, mars 2013.