L'autrice lyonnaise Brigitte Giraud a remporté le prix Goncourt ce jeudi 3 novembre. En 2017, elle accordait un entretien à Lyon Capitale pour évoquer Un loup pour l'homme, déjà sélectionné pour le prestigieux prix littéraire.
Alors que Brigitte Giraud vient de remporter, ce jeudi 3 novembre, le prix Goncourt pour son roman Vivre vite, retour sur un entretien qu'elle avait accordé à Lyon Capitale en 2017. Elle était alors dans la première sélection du prestigieux prix littéraire pour son livre Un loup pour l'homme.
Lyon Capitale : Votre roman se situe en Algérie, depuis la fin des années 1950 jusqu’en 1962. Pourquoi avoir choisi cette période et ce contexte historique ?
Brigitte Giraud : Si je ne devais avoir écrit qu’un seul livre, ce serait celui-là. Antoine, le héros de mon roman, qui est appelé et ne veut pas tenir une arme, au point de demander à faire une formation d’infirmier, c’est mon père. De cette histoire réelle, dans laquelle je m’inscris puisque je suis née en Algérie, à Sidi Bel Abbès, dans les mêmes circonstances que celles que je décris, j’ai fait un roman. Mais j’ai pris du champ par rapport à cette histoire, c’est d’ailleurs la première fois que j’écris un livre à la troisième personne du singulier. Il fallait que je prenne de la distance avec ces événements. J’ai attendu longtemps avant de m’atteler à ce livre, il fallait que j’aie les épaules, l’enjeu était trop important pour moi.
Votre titre, Un loup pour l’homme, est à double entente…
Il m’est venu quand j’écrivais une scène particulière du roman. Il y a cette idée que tout est ambivalent, le loup peut aussi bien sauver l’homme plutôt que le dévorer. Ça m’amusait de prendre le contrepied de la citation de Hobbes, qui ne voit dans le loup qu’une menace. Dans cette guerre d’Algérie, il y avait plusieurs camps. Et l’armée française a joué un double jeu en permanence. Ils ont par exemple armé des Algériens pour se défendre contre les fellaghas. Mais, dans ces fellaghas, il y avait leurs fils ou leurs frères.
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Vous êtes-vous basée sur le témoignage de votre père ?
Oui, ça fait quelques années que j’échange beaucoup avec lui autour de la vie là-bas, de ces années-là, de l’hôpital militaire… Et aussi de ce que les appelés savaient du conflit avant de partir, c’est-à-dire rien. Tout est basé sur des faits réels, même si j’ai pu imaginer des scènes d’après des conversations que j’ai eues. Je voulais montrer la manipulation à l’œuvre, l’espèce de folie qui a caractérisé cette époque. Je tenais à ce que le lecteur découvre la situation par les yeux d’un jeune appelé qui arrive là-bas, qu’il soit au même niveau que lui. C’est par les blessés dont mon héros a la charge que l’on découvre la guerre, sinon elle reste invisible. C’était très étrange. Il y a aussi quelque chose qui ressemble à ce que l’on vit aujourd’hui avec les attentats. Sauf que, là-bas, les attentats, c’était au quotidien.
"Dans cette guerre d’Algérie, il y avait plusieurs camps. Et l’armée française a joué un double jeu en permanence."
Brigitte Giraud, Lauréate 2022 du prix Goncourt
Il n’y a pas que votre père, il y a aussi votre mère, dans ce roman…
Oui, elle est en effet allée s’installer en Algérie alors qu’elle était enceinte de moi. Je trouve ça très romantique, cette idée de tout laisser derrière soi pour partir en terra incognita rejoindre l’homme qu’elle aime. C’était aussi très rare chez les soldats de deuxième classe que leurs épouses les rejoignent, c’était plus souvent le cas chez les officiers.
Ce n’est pas la première fois que vous abordez la rentrée littéraire avec un livre à défendre. Comment l’appréhendez-vous ?
Ça reste un moment spécial, puisqu’il y a deux mois qui séparent la fin du travail accompli sur le livre avec l’éditeur et le moment où le livre est accessible au public. Ces deux mois, juillet et août, sont assez étranges. On se trouve dans un état paradoxal, entre l’envie de s’isoler complètement et le désir de tout savoir de ce qu’il se prépare. Il y a un mélange d’inquiétude et d’espérance. C’est le moment où tout est ouvert, il y a des centaines de parutions et seulement une trentaine de romans dont on parle. Je continue d’être conseillère littéraire pour la Fête du livre de Bron, mais c’est encore trop tôt pour voir si de grandes tendances se dégagent dans cette rentrée. Je crois que d’autres livres parlent de la guerre d’Algérie mais avec des accroches différentes.
Algérie mon amour
Sur la carte d’identité de Brigitte Giraud figure la mention “Née en Algérie”. Mais, ce pays, elle l’a quitté alors qu’elle n’avait que quelques mois. Elle n’en a gardé aucun souvenir. C’est par un long dialogue avec son père et une abondante documentation qu’elle a reconstitué dans son dernier livre la vie dans cette Algérie que l’on disait alors “française”. Si l’aspect documentaire est donc présent dans Un loup pour l’homme, c’est aussi un véritable roman, porté par une histoire passionnante. Celle d’un homme d’une vingtaine d’années qui se retrouve obligé de faire son service dans un pays qu’il connaît à peine et pour une mission de “maintien de l’ordre” dont il va bien vite découvrir qu’elle cache une véritable guerre intérieure, avec sa violence, ses tortures, ses attentats, ses massacres. Entre le FLN, l’armée française, les fellaghas et une population qui ne sait plus à quel saint se vouer, l’écrivaine ne prend pas parti. Elle se glisse dans la peau de son héros, Antoine, inspiré par son propre père. Un homme dont le courage consiste à refuser la violence et à garder son humanité dans ce climat de plus en plus menaçant, malsain. Un homme qui a cette chance de voir sa femme débarquer sur le sol algérien, s’y installer quelques mois pour mettre au monde leur fille. Même s’il consacre de longues heures à tenter de soigner et de réconforter des soldats qui ont vu l’horreur, y ont participé. L’amitié qui le lie à l’un de ces blessés, amputé d’une jambe et devenu complètement mutique, est poignante. Comme l’est d’ailleurs tout ce roman, écrit à hauteur d’homme, qui s’attaque à un pan encore trop mal connu de l’histoire française.
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Caïn Marchenoir