Aujourd’hui un livre vendu sur cinq est un polar (tous livres confondus, bouquins de bricolage et manuels d’Albanais ancien inclus), les stars et les poules aux œufs d’or de la littérature sont évidemment à dénicher en majorité du côté du genre policier, véritable épidémie culturelle du monde occidental. Un phénomène auquel le pays des tsars n’échappe pas et qui a littéralement explosé quelques années après l’effondrement du bloc soviétique et l’avènement d’une certaine liberté d’expression. Car avant cela, pour le polar, point de salut, pour une raison simple : en URSS, officiellement, le crime n’existait pas, la botte soviétique le tenant en respect sous son talon. Le polar était donc un genre inoffensif pratiqué par une poignée d’écrivains officiels, comme Nicolaï Leonov, et agissant comme une forme supplémentaire de propagande par le divertissement (comme Starsky & Hutch, le régime gagnait toujours à la fin, sans que l’ordre n’ait été un tant soit peu ébranlé).
Tsars et starlettes
La Russie d’aujourd’hui, sans être un parangon de liberté, et sûrement parce qu’elle ne l’est pas, est devenue un terrain de jeu idéal pour les auteurs de polar du crû. C’est ainsi qu’avec les États-Unis, sa violence urbaine, ses grands espaces où se cacher, et l’ennui polaire et létal de la Scandinavie hivernale, la complexe Russie est devenue la troisième pointe du trident du polar mondial. La Russie, ses tsars, ses starlettes, son passé communiste, ses monarques ultra-capitalistes, sa vodka, son champagne, son Vladimir Poutine. Clichés ? Oui un peu mais si on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs on n’écrit pas de polar sans brasser du cliché. Mieux, ici moins qu’ailleurs on ne peut nier la dimension politique du polar. Car de même qu’Hegel disait que “les peuples heureux n’ont pas d’Histoire” on dira, concernant le polar, que plus la réalité est pourrie, plus le roman est noir et florissant. Quoi de mieux en effet que ce genre littéraire pour décrire le grand chambardement d’une société russe qui a réussi le prodige de passer du pouvoir tsariste au règne des oligarques en empruntant le chemin du stalinisme ? Le tout en moins d’un siècle.
Bakounine
C’est un peu un condensé de cette histoire qu’offre le panorama de littérature russe présenté par Quais du Polar cette année, avec la politique en toile de fond et la violence comme constante. Le plus “historique” des auteurs présentés est sans doute Boris Akounine. De son vrai nom Grigori Chalvovitch Tchkhartichvili, Akounine est un auteur politique jusque dans le choix de son pseudonyme (B. Akounine, comme Bakounine, père de l’Anarchisme, bien connu des Lyonnais). Ses polars tout particulièrement dans la Russie d’avant le communisme, autour du personnage d’Eraste Pétrovitch Fandorine, une sorte de Sherlock Holmes russe, de son petit fils Nicholas ou de Sœur Pélagie. Une œuvre foisonnante sous forme de cycles qui sous couvert d’enquêtes dissèque par le menu la fin du tsarisme en même temps qu’elle rend hommage à la littérature classique russe.
Julie Lescov
L’autre star du polar russe, se situe – la vaste Russie permet cela – aux antipodes de son camarade. Si Akounine fait œuvre d’historien, Alexandra Marinina fait sienne cette vérité selon laquelle un bon auteur de polar a vécu le crime en première ligne. En tant qu’ancien flic par exemple. Marinina c’est un peu comme si Julie Lescaut existait vraiment, écrivait des polars et les vendait par wagons entiers. Car Alexandra Marinina, avant d’écrire, était lieutenant-colonel de police. Dans la lignée d’auteurs féminins de polar comme Agatha Christie, pour ne citer que la plus illustre, Marinina, tout en radiographiant la réalité sociologique du Moscou de l’ère Poutine, privilégie l’approche psychologique. Parfois trop, certains de ses détracteurs lui reprochant souvent ses ambiances à la Derrick et des intrigues quelques peu plombées par son souci de réalisme documentaire.
Chasse aux Rennes
Un souci que partage avec elle, dans un tout autre genre pourtant, Julia Latynina, journaliste économique dont les articles critiques débordent jusque dans ces romans, où économie et crime ne font qu’un. Là où le polar est un instantané de la société via ses criminels, ceux de Latynina, sont des criminels en cols blancs : banquiers, patrons, politiciens, mafieux, tous prédateurs dans cette société que la chute du bloc communiste a plongé tête la première dans la folie capitaliste. Comme si d’un coup l’on avait sifflé non pas la fin, mais le début de la récréation. Dans La Chasse aux Rennes de Sibérie, Poutine lui-même est allégoriquement pointé du doigt : cet Izolsky qui mène la danse du pouvoir depuis son lit de mort, c’est Poutine, devenu premier ministre, qui manipule Medvedev, le président homme de paille. En Russie, ce polar là fait un tabac, les russes étant, dit-on, fascinés par leurs politiciens corrompus et les mafieux, dont les agissements hors de tout contrôle et la toute-puissance rappellent l’arbitraire tant redouté des services secrets soviétiques.
Racailles
Et comme à l’époque soviétique justement, à l’envers des salopards bien mis il y a ceux qui ramassent les miettes et les claques. Nul doute en effet que la réalité des “petits” d’aujourd’hui est peu ou prou la même que celle de la fin de l’ère communiste. Vladimir Kozlov – à ne pas confondre avec son homonyme catcheur de profession, malgré leur appétence commune pour la violence brute– a été un de ceux-là : poussé dans une cité radieuse de banlieue russe au temps de la pérestroïka, ses romans dépeignent… les cités radieuses de banlieue russe au temps de la pérestroïka. Les ados y vivent, entre misère, alcool et éducation sommaire. C’est le versant violent, alcoolisé, social et crasseux du roman noir russe, témoin de bouleversements spectaculaires qui pour beaucoup ont eu pour seul résultat de ne rien changer. Par son titre et son propos, son roman Racailles n’est pas sans rappeler, en dépit du contexte, une réalité également bien française. C’est là, la force du polar, qu’il soit russe, américain ou suédois, qu’il évoque le passé historique ou la réalité sociale la plus brûlante, il nous donne toujours l’impression de contempler une réalité qui est toujours un peu la nôtre. Une universalité d’autant plus prégnante que le polar “russe” est également l’œuvre d’auteurs non-russes, comme le Britannique Tom Rob-Smith et le Danos Leif Davidsen, tous deux présents à Quais du polar et dont une partie importante de l’œuvre prend corps dans la réalité et l’histoire de ce pays. Comme si, comme ce fut le cas pour les pétromilliardaires ou les barons du gaz, la Russie était devenue par les sédiments de violence que son histoire a laissé, le nouvel eldorado de la fiction criminelle mondiale.
Quais du polar.
Du 9 au 11 avril.
www.quaisdupolar.com