Soirée exceptionnelle au Radiant-Bellevue, ce 17 octobre. Où le pianiste français virtuose Jean-Michel Bernard jouera les compositions célébrissimes de son mentor Lalo Schifrin, l’une des étoiles de l’exercice si délicat de la bande originale. L’occasion de revenir sur le fantastique parcours d’un petit Argentin qui a marché sur Hollywood.
L’avantage des compositeurs comme Lalo Schifrin, c’est qu’on n’a pas besoin de connaître leur nom pour connaître leur œuvre. C’est l’apanage inégalé des grands artistes pop dont les exploits se diluent dans l’air du temps et même dans l’air tout court. Où que vous ayez laissé traîner vos oreilles ces 60 dernières années, vous avez forcément fredonné des airs du compositeur argentin, au générique d’un film, d’une série ou même en faisant vos courses, qui sait ? Mission : impossible, L’Inspecteur Harry, Mannix, Bullitt, Luke la main froide, Opération Dragon ou encore (bien sûr) Starsky & Hutch, ses tubes pop-jazz sont nombreux. Pourtant, le natif de Buenos Aires a grandi dans le classique, poussé par un père premier violon et chef d’orchestre à l’opéra de la capitale argentine. Mais il écoute du tango en cachette et se passionne dès l’adolescence pour le jazz, musique interdite en Argentine, dont il se fait fournir des disques (surtout de be-bop) clandestinement par des amis.
Messiaen, Gillespie, Clément
Les choses (cette passion coupable, dans son pays) deviendront plus simples lorsqu’il vient étudier au CNSMD de Paris en 1952 (il y est l’élève d’Olivier Messiaen quand il ne se perd pas dans Saint-Germain-des-Prés) où il devient également cinéphile en fréquentant assidûment la cinémathèque. Il se produit en concert comme pianiste de jazz, compose pour le label d’Eddie Barclay et enregistre son premier album Rendez-vous dansant à Copacabana qui reprend des standards à la mode latin jazz. Il rentre en Argentine en 1956, après quatre ans et, en 1958, compose sa première BO, opérant l’alchimie entre ses deux formes d’expression chéries, pour en former une troisième. Pris également sous son aile par le trompettiste Dizzy Gillespie, il part aux États-Unis où il écrit pour le jazzman aux joues gonflables l’album Gillespiana et finit par rejoindre Hollywood en 1963. Il faut dire qu’il est sous contrat avec Verve Records (où il crée des arrangements pour toute l’écurie maison) et que Verve appartient à la Metro-Goldwyn-Mayer. Voilà qui le fait gentiment glisser vers le cinéma lorsqu’il est recommandé par son boss Arnold Maxim à René Clément qui prépare Les Félins (1964).
D’emblée, il pose les bases de son style combinant musique symphonique, jazz et électronique. Dès lors, plus rien ne l’arrête : Schifrin, dont le style est particulièrement adapté aux polars et aux films d’espionnage, déferle sur Hollywood avec ses premiers titres Le Kid de Cincinnati (1965) et Les Tueurs de San Francisco (1965), en compagnie d’une poignée de compositeurs géniaux de sa génération (Henry Mancini, Quincy Jones, Michel Legrand…) qui dépoussièrent en une poignée de films l’art de la bande (très originale) originale. En travaillant pour les séries télévisées, art encore plus démocratique, il entre dans tous les foyers, notamment avec la musique du très culte Mission : Impossible, dont le thème iconique et brûlant enflamme par les deux bouts la mémoire collective. Un tel hit le conduit à travailler avec les plus grands ou futurs plus grands sur Bullitt (Peter Yates, 1968), Duel dans le Pacifique (John Boorman, 1968), THX 1138 (le premier George Lucas, 1971) ou encore The Fox (de Mark Rydell, 1968, dont le thème deviendra, en France, celui des publicités Dim !).
Lalo la main chaude
Il accorde aussi idéalement ses violons (et tout le reste) avec des cinéastes qui le feront travailler au long cours, comme Stuart Rosenberg (Luke la main froide (1967), Brubaker (1980)), John Sturges (Joe Kidd (1972), L’Aigle s’est envolé (1976)) et Don Siegel sur cinq films dont Les Proies (1971) et bien évidemment L’Inspecteur Harry (1971), et la plupart de ses suites, qui érigent le compositeur en spécialiste du thriller urbain. S’il loupe son rendez-vous avec William Friedkin, avec qui il ne s’entend pas, pour L’Exorciste (musique finalement composée par Mike Oldfield), il réussit ceux qu’il a avec Richard Lester (On l’appelait Milady, 1974), Sam Peckinpah (Osterman week-end, 1983), Billy Wilder (Buddy Buddy, 1981) ou même Bruce Lee pour Opération Dragon (1973). Un Bruce Lee qui s’entraîne tous les matins sur la musique de Mission : Impossible. À partir des années 90, on le sollicite beaucoup pour des raisons auto-référentielles comme Carlos Saura qui lui fait revisiter ses origines argentines avec Tango (1998) ou Brett Ratner qui convoque l’esprit des années Lee avec la série des Rush Hour (1998 à 2007).
Aussi difficile à croire que cela puisse être, le cinéma n’est pas le seul horizon musical du compositeur, qui crée notamment une ribambelle d’albums, où le jazz côtoie un orchestre symphonique, tous subtilement baptisés Jazz Meets the Symphony (sept volumes à ce jour), des disques qui sont à la fois une déclaration d’amour à la musique et un croisement de toutes les influences, parfois contradictoires, parfois empêchées qui l’ont fait musicien. Même si son style est plutôt reconnaissable, Schifrin reste en grande partie insaisissable du fait de cette versatilité même, de tous les territoires, géographiques (l’Amérique du Sud, Paris, Hollywood) et artistiques (combien de compositeurs peuvent se réclamer de Stravinski autant que de Bruce Lee, de Borges autant que de Clint Eastwood), multiforme, pluriculturel, toujours à enjamber les frontières et à briser les barrières, Lalo Schifrin a quelque part réussi l’exploit, à travers son sens mélodique, ses orchestrations rehaussant ses contrepoints musicaux, son génie absolu du rythme au service du couple image-musique, d’être un savant de la musique populaire.
En bien des points, Jean-Michel Bernard, chargé de cette rétrospective live, est un digne héritier de Schifrin. Comme musicien prodige (début au piano à deux ans, premières compositions à l’adolescence, Royal Philharmonic Orchestra à 19 ans), lauréat de nombreux prix, lauréat de l’Académie des Oscars, accompagnateur un temps de Ray Charles et compositeur pour le cinéma (Gondry, Chatiliez, Chabrol, Tavernier…). Mannix, Bullitt, Luke la main froide, Mission : Impossible seront notamment au rendez-vous de cet hommage du pianiste et compositeur français à son ami et mentor argentin.
Lalo Schifrin joué par Jean-Michel Bernard – Le 17 octobre au Radiant-Bellevue