6 avril 1944. Deux camions et une voiture se dirigent vers la colonie des enfants d’Izieu, dans l’Ain. En quelques minutes, les soldats allemands raflent les 45 enfants présents, ainsi que les 7 adultes qui les encadrent. Des zones d’ombre perdurent sur cette tragédie du XXe siècle.
Été 1942. Sans opposer la moindre résistance, Vichy accepte de livrer aux nazis les Juifs étrangers présents dans la zone Sud. La ligne de démarcation ne sauvera pas ces familles victimes d’une collaboration d’État. Vichy fera même du zèle. Bien que l’Allemagne ne le précise pas, les autorités françaises décident de rafler également les enfants, “pour qu’ils soient toujours aux côtés de leurs parents”. Le “Travail, famille, patrie” sert à légitimer l’inimaginable. Les rafles ont lieu dans toute la France, sans exception. Quand le compte n’y est pas, la police retourne chercher ceux qui manquent à l’appel. À Lyon, plus de mille Juifs étrangers sont arrêtés et regroupés dans un camp de transit à Villeurbanne. Ils sont ensuite déportés vers Drancy, puis Auschwitz.
Face à la barbarie, des réseaux se créent pour sauver ceux qui peuvent l’être grâce à la résistance administrative. Le combat pacifique paie : 108 enfants sont soustraits à Vichy et dispersés dans le sud de la France pour ne pas se faire arrêter de nouveau. Les mouvements étaient sur le qui-vive dès 1940. En 1942, cacher les Juifs devient une obligation morale pour ceux que l’on nommera plus tard les “justes”. Sabine Zlatin et son mari Miron sont de cette trempe ; dans un pays en guerre, ils vouent leur vie à la protection des autres, notamment des enfants. Arrivés en France dans les années 1920 et naturalisés, ils participent activement aux réseaux dans le sud du pays.
La colonie
En mai 1943, avec l’aide de Pierre-Marcel Wiltzer, sous-préfet de Belley, les époux Zlatin contribuent à fonder la “Colonie d’enfants réfugiés à Izieu”. Le lieu semble alors parfait et bénéficie d’une relative tranquillité. Depuis le 11 novembre 1942, les nazis ont envahi la zone Sud, mais c’est l’Italie qui a hérité des territoires au-delà de la rive gauche du Rhône. Et l’armée de Mussolini n’est pas dans une logique de pourchasser et de livrer les Juifs aux Allemands.
Tout va basculer le 8 septembre 1943. Après la défaite de l’Italie fasciste, les Allemands occupent ces territoires de la rive gauche du Rhône. À Izieu, malgré les menaces, une routine s’est installée. Les enfants écrivent régulièrement à leurs parents, décrivant leur quotidien et leurs espoirs. À partir d’octobre 1943, ils suivent des cours grâce à l’institutrice Gabrielle Perrier, retrouvant leur routine d’enfants, sans se douter que leurs parents ont été déportés vers des camps de la mort. De son côté, Sabine Zlatin s’inquiète, elle sait que la protection de la colonie ne va pas durer longtemps. Les enfants sont en danger. Le 8 février 1944, la Gestapo visite les locaux de l’Union générale des Israélites de France (Ugif) à Chambéry. La structure participe au financement de la colonie et détient des documents sur cette dernière. Sabine Zlatin s’active pour cacher ses protégés ailleurs, les disperser dans plusieurs lieux et éviter ainsi une rafle qui semble inéluctable. Malgré tout son courage dans une France occupée, elle ne pourra éviter la triste journée du 6 avril 1944.
Le temps d’une messe
C’est jeudi, les enfants sont en vacances pour Pâques. Leur institutrice est partie se reposer dans sa maison, située elle aussi sur la commune d’Izieu. Le village se réveille doucement, les habitants se rendent à la messe. À la colonie, les enfants, âgés de 5 à 17 ans, vont prendre leur petit-déjeuner. Soudain, le bruit de deux camions se fait entendre. Il est trop tard pour fuir. L’armée allemande et la Gestapo sont aux portes du bâtiment. Sans pitié, ils raflent 45 enfants et 7 adultes qui les encadraient, dont Miron Zlatin. Son épouse Sabine est absente ce jour-là. Les plus petits n’arrivent pas à monter à l’arrière du camion, les soldats les jettent sans ménagement comme des fétus de paille. Le jeune Léon Reifman parvient à s’échapper en sautant d’une fenêtre.
Il se cache dans un buisson pour échapper aux nazis, qui le recherchent sans ménagement. La famille Perticoz, qui habite à côté de la colonie, le cachera avant qu’il ne parte dans un autre refuge à Belley. Non loin de la maison d’Izieu, Julien Favet, garçon de ferme, est témoin de la rafle ; il expliquera plus tard avoir reconnu Klaus Barbie parmi les Allemands. Il sera le seul à affirmer cela. Rien n’indique la présence du Boucher de Lyon ce jour-là. Les camions repartent. À l’église, la messe est interrompue, une voix hurle : “Ils emmènent les enfants !”
Le dernier voyage
La colonie est vide, les camions sont partis. Les moteurs qui fonctionnent au gazogène obligent les Allemands à s’arrêter à La Bruyère pour se ravitailler en bois. Les ouvrières de la confiserie Bilbor remarquent les véhicules ainsi que les enfants. L’une d’elles reconnaît le jeune René-Michel Wucher à l’arrière d’un camion et explique aux Allemands qu’il n’est pas juif. Les négociations prennent du temps, mais il est sauvé. Les autres enfants n’auront pas cette chance. Ils sont amenés directement à la prison de Montluc, parqués vraisemblablement dans les ateliers, dans la cour de l’édifice, à côté de la baraque aux Juifs. Le soir même, Klaus Barbie envoie un télex à la Gestapo de Paris pour l’informer de l’opération. Entre avril et juin, les enfants et leurs accompagnateurs sont envoyés au camp de Drancy, puis vers Auschwitz, où ils sont tués à peine descendus du train. Seule Léa Feldblum survivra, “choisie” par les nazis pour servir de cobaye… Elle sera libérée en même temps que le camp, en janvier 1945. Miron Zlatin et deux adolescents ont pour leur part été envoyés en Estonie, et fusillés.
Qui a trahi les enfants ?
Pour Pierre-Jérôme Biscarat, historien spécialisé sur la maison d’Izieu, la question de la dénonciation n’a jamais trouvé de réponse : “On a pensé pendant longtemps que la colonie était clandestine, ce n’était pas vrai. De nombreux documents administratifs témoignaient de son existence.” Mais alors pourquoi cette rafle le 6 avril ?
Plusieurs éléments sont à prendre en compte. L’armée allemande occupa Belley dès fin 1943, or les adolescents se rendaient dans la ville pour y suivre des cours. Les enfants écrivaient aussi à leur famille, ces courriers ont pu être interceptés. De son côté, la Gestapo a pu récupérer des documents concernant Izieu lors de la perquisition de l’Ugif à Chambéry. Les nazis avaient commencé à rafler des maisons d’enfants dans la région quelques semaines avant Izieu ; enfin, le 6 mars 1944, le préfet Pierre-Marcel Wiltzer, protecteur de la colonie, est muté à Châtellerault dans la Vienne et remplacé par Jules Serieyx. Il y a également ce coupable idéal… Le 6 avril 1944, les Allemands ne sont pas venus tout seuls. Un réfugié lorrain, Lucien Bourdon, les accompagne.
Que fait ce paysan à côté des nazis ? Après la guerre, le 13 juin 1947, il est jugé à Lyon, mais, faute de preuve et d’aveux, est acquitté pour l’affaire d’Izieu. Lucien Bourdon est simplement condamné à la dégradation nationale à vie pour “intelligence avec l’ennemi”.
Les secrets de Klaus Barbie
Les bombardements alliés sur Lyon ont détruit les documents. Les secrets d’Izieu sont alors détenus par un seul homme : Klaus Barbie. Après la guerre, il s’est enfui en Amérique du Sud, pensant se soustraire à la justice. Mais les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. Serge et Beate Klarsfeld traquent le criminel sans relâche et le retrouvent en Bolivie, où il est protégé. Il est finalement expulsé vers la Guyane française en février 1983 puis ramené en France. Après quelques jours passés dans la prison de Montluc, où il a le temps de réfléchir à tous ceux qu’il a envoyés entre ces murs, Klaus Barbie est incarcéré à la prison Saint-Joseph. Le 11 mai 1987, le procès du siècle débute à Lyon. Barbie se mure dans le silence. Il ne dira rien, n’avouera rien, n’osant même pas soutenir le regard des témoins en ne se présentant pas dans son box lors des audiences. À la barre, une dizaine de témoins expliquent la vie de la colonie, décrivent un havre de paix qui semble déconnecté de la guerre. Le témoignage de Sabine Zlatin marque la salle : “Je vous demande : les 44 enfants d’Izieu, c’était quoi, des maquisards, des résistants ? Qu’est-ce qu’ils étaient ? C’étaient des innocents !” L’institutrice Gabrielle Perrier est venue avec un album photo. Durant un instant, les regards des enfants couchés sur pellicule envahissent la salle. Barbie est condamné le 4 juillet 1987, emportant ses secrets dans sa tombe. Les mystères demeurent, mais la mémoire des enfants d’Izieu est immortelle.
La maison de la colonie des enfants d’Izieu et la prison de Montluc sont désormais des lieux de mémoire et se visitent.
Maison d’Izieu – Mémorial des enfants juifs exterminés, route de Lambraz, Izieu – www.memorializieu.eu
Prison de Montluc – 4 rue Jeanne-Hachette, Lyon 3e – memorial-montluc.fr