La claque du mois : le musée de Grenoble montre les trois dernières décennies, particulièrement créatives, du peintre Sigmar Polke. L’artiste allemand émeut, surprend, invente, et malmène un médium pour son plus grand bien.
À gauche d’une toile monumentale, il y a cette tache violette, presque mauve, qui émerge d’un fond jaune, aquatique et aérien à la fois. On croit y distinguer un visage. L’expression y est forte bien que floue. Il intrigue, insaisissable sous un glacis évanescent. On se rapproche du cartel. Son titre : Morse. Le visage en devient plus intrigant encore.
Puis, il y a cette dame en pointillés, les yeux fermés, sorcière au chapeau informe qui fait léviter une paire de ciseaux sur du tissu d’ameublement. Et avant elle, il y eut une série de photographies en couleur montrant les fentes dans les parois rocailleuses des monts Olga en Australie, symbole hautement sexuel.
Tout cela est l’œuvre de Sigmar Polke. Un tourbillon de formes et de techniques qui vous emporte. On croit voir une rétrospective, mais il n’en est rien. Les œuvres réunies au musée de Grenoble datent du début de 1980 aux années 2000, une période particulièrement créative, choisie à dessein par le conservateur du musée et commissaire Guy Tosatto.
Collègue de Richter
Sigmar Polke (né en 1941) émerge dans un contexte artistique particulièrement stimulant et fertile du Düsseldorf des années 1960, sous l’égide du charismatique Joseph Beuys (artiste affilié au mouvement Fluxus, qui influença de nombreux artistes par ses performances, ses théories et son engagement politique). En 1963, il fonde le “réalisme capitaliste” avec son collègue des beaux-arts, le peintre Gerhard Richter, en réaction au pop art américain et à l’art informel de l’époque. C’est à cette période qu’il définit les grandes lignes de son style : une peinture inspirée par l’imagerie de la société de consommation en plein boum, dont il va montrer les mécanismes et les failles, doublée d’une remise en question permanente du médium lui-même.
Simple et complexe
Avec 70 peintures et une cinquantaine d’œuvres sur papier, l’exposition montre à quel point Polke aura tout fait pour ne jamais réduire sa peinture. Elle est tout et son contraire, simple et complexe, douce et explosive, sensuelle et conceptuelle, dramatique et ironique. La tâche est d’autant plus ardue que ses œuvres, figuratives ou non – Polke ne faisait pas de distinction, étant assuré que tout est image –, ne se donnent pas d’emblée, et l’apparition d’une image est autant bonheur (le Morse précité) que choc : derrière les couches successives de motifs, les jeux d’échelle de plans, de platitude (ses fameuses trames en pointillés réalisées point par point) et de profondeur qui tendent à perturber la lisibilité d’une œuvre, se cache l’horreur (Jeux d’enfants, ou les Piques, série consacrée à la révolution française).
Torchons et mixtures de l’alchimiste
Le peintre place au cœur de sa pratique la question du document, illustré ou photographique, issu des journaux, de publicités ou des livres d’histoire, qu’il étire, parasite, grossit, ampute, photocopie (la série de Putti), rendant ambigus l’information et le message qu’il délivre. De même qu’il désacralise la peinture, non seulement en ne montrant parfois que l’envers, mais aussi par les supports qu’il utilise, qui ont autant affaire avec la peinture qu’avec la cuisine. Nombreuses sont les œuvres de cette période à user de vulgaires torchons, de tissus synthétiques translucides qui laissent entrevoir le châssis, ou de tissus d’ameublement aux motifs bariolés sur lesquels il peint directement ou qu’il laisse tels quels. Idem pour ses mixtures de pigments et produits liants et siccatifs, sorte de popote interne spécifique à l’artiste, qui parvient à obtenir des surfaces lisses, rugueuses, craquelées, irisées ou mates. À la lecture des matériaux utilisés (mica ferreux, potassium, oxyde et nitrate d’argent, zinc, baryum), substances inflammables pour certaines, on comprend pourquoi l’artiste allemand fut souvent qualifié d’alchimiste, pratiquant un art corrosif au sens propre comme au figuré.
“Caustique, acerbe et mordant : telles sont les caractéristiques physiques, esthétiques et morales de l’art de peindre de Sigmar Polke”, résume à juste titre Bernard Marcadé dans le catalogue d’exposition. Et ces trois décennies de création qui soufflent le chaud et le froid, qui s’arrachent et apaisent, sont bel et bien flamboyantes : autant feu que lumière.
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Sigmar Polke. Jusqu’au 2 février, au musée de Grenoble, place Lavalette. Entrée gratuite jeudi 30 et vendredi 31 janvier, samedi 1er et dimanche 2 février, à l’occasion des 20 ans du musée.
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Cet article est paru dans le cahier Culture de Lyon Capitale 729 (janvier 2014).