CRITIQUE – Deux ans après avoir infiltré une secte avec son troublant Sound of My Voice (2011) qui avait fait sensation au festival de Sundance, Zal Batmanglij revient avec un film d’espionnage haletant et militant, qui aborde la question inédite au cinéma de l’éco-terrorisme.
Second long-métrage de Zal Batmanglij et seconde collaboration avec Brit Marling (déjà actrice, coscénariste et coproductrice de Sound of My Voice en 2011, où elle crevait littéralement l’écran en gourou anémique venue du futur), The East met en scène Sarah Moss (Marling), ancien agent du FBI désormais employée dans une agence de renseignement privée au service de puissants businessmen, dont la nouvelle mission consiste à infiltrer un groupuscule anarchiste mystérieux appelé “The East” et à le mettre hors d’état de nuire.
Œil pour œil
Le collectif en question attaque à armes égales les puissants qui ébranlent la nature et les hommes : la résidence d’un responsable d’une catastrophe pétrolière vomira du pétrole par tous ses conduits, des fabricants de produits pharmaceutiques mortels absorberont leur propre poison à leur insu, des industriels pollueurs de rivières auront droit à un petit bain de minuit. Les méthodes ne sont pas spécialement musclées mais extrêmement efficaces, en dépit de la faiblesse des moyens (point de cascades ni de gadgets sophistiqués dans ce film d’espionnage).
Introduite dans le collectif après s’être fait passer pour une “freegan” (mode de vie alternatif qui consiste à consommer gratuitement, notamment en récupérant la nourriture jetée encore comestible, moyen de dénoncer le gaspillage alimentaire), Sarah subit les rites de passage, partage les jeux et activités de la communauté recluse dans une maison abandonnée au milieu de la forêt, et en sonde les principaux membres, notamment le charismatique Benji (interprété par Alexander Skarsgard, vampire dans la série True Blood et récemment à l’affiche de Melancholia de Lars Von Trier) et la déterminée Izzy (Ellen Page, l’héroïne de Juno, remarquable ici).
Zal Batmanglij creuse l’antithèse qui anime ce groupe, entre douceur et esprit vengeur. Souvent caméra sur l’épaule, il filme la beauté de certaines scènes initiatiques dans des éclairages naturels, le calme des éléments extérieurs, tout en préservant la tension et la violence des missions-représailles du groupe. Le réalisateur joue également sur le fossé qui sépare la vie du collectif, basée sur un retour à une certaine sensualité et une simplicité des rapports humains – sans devenir non plus les ravis de la crèche –, et la froideur de la vie citadine (vêtements stricts et lisses, locaux aseptisés de l’agence de renseignements). Le tout sans manichéisme, les choses sont bien plus complexes.
Film de société
Chacun avait des raisons personnelles (parfois un peu tire-larmes) de s’engager dans un mode de vie alternatif et dans l’action terroriste. L’engagement s’avérera total, jusqu’à la mort, la sienne ou celle des autres. La question de la morale et de la radicalité des actes commis est au cœur du film. En même temps qu’ils dénoncent avec les armes du peuple (le Net et les réseaux sociaux) les agissements criminels d’industriels peu scrupuleux, à coups d’aveux extorqués, ils les font physiquement payer. L’agent infiltré participera, tout en tentant vainement d’empêcher la contamination irréversible des fabricants pharmaceutiques lors d’une soirée mondaine. Mais la frontière qui séparait Sarah, représentante de la justice, du collectif anarchiste sera de plus en plus floue. The East connaît trois phases, correspondant aux trois épisodes au sein du groupuscule, qui feront progressivement basculer Sarah Moss du côté des terroristes (et intimement du côté de Benji), du moins sur le plan des idées (basculement un peu prévisible).
Car les questions existentielles et écologiques du collectif sont pertinentes et terriblement d’actualité. Le film trouve un écho avec les mouvements contestataires qui ont émergé ces dernières années. L’écriture du scénario fut d’ailleurs concomitante aux bouleversements récents du monde : l’entrée en récession des États-Unis, la colère grandissante envers le milieu de la finance et les grands patrons, et la naissance, entre autres, d’Occupy (mouvement international de protestation contre les inégalités sociales et économiques). Cette prise de conscience internationale d’un consumérisme insensé, l’émergence d’une contre-culture qui fait de plus en plus d’adeptes, imprègne le film de bout en bout, nourri par la propre expérience nomade, freegan et communautaire de Marling et Batmanglij le temps d’un été.
Cet arrière-plan militant fait tout l’intérêt du film. Et, malgré une fin un peu trop molle et teintée de religion, The East emballe en alliant le rythme d’un film d’espionnage à un certain lyrisme, et à une réflexion sur nos sociétés contemporaines.
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The East, de Zal Batmanglij, 2013, 1h57, couleur. Avec Brit Marling, Alexander Skarsgard, Ellen Page, Toby Kebbell et Patricia Clarkson. Sortie en salles ce mercredi 10 juillet.
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© 20th Century Fox