Le théâtre de la Croix-Rousse a la bonne idée de reprogrammer Le Quai de Ouistreham à partir de ce soir, pièce inspirée du livre de Florence Aubenas, mise en scène par Louise Vignaud et interprétée par Magali Bonat.
Journaliste, grande reportrice, chroniqueuse judiciaire, ex-otage retenue en Irak durant les six premiers mois de l’année 2005, Florence Aubenas est peut-être, avant tout, une écrivaine. Non pas que les nombreux articles qu’elle a publiés à Libération, au Nouvel Observateur puis au Monde comptent pour du beurre. Mais c’est sans doute par ses livres qu’elle réussit à toucher ses lecteurs le plus profondément. D’autant que ceux-ci sont issus de son travail, de ses méthodes – affûtées – de journaliste.
Le Quai de Ouistreham, paru en 2010 aux éditions de l’Olivier, en est la meilleure preuve. Pour l’écrire, elle s’est fondue dans le décor qu’elle voulait peindre. De février à juillet 2009, elle a pris un congé sans solde, s’est installée dans une chambre d’étudiant à Caen et s’est inscrite à Pôle emploi pour chercher du travail en cachant son métier de journaliste : elle prétend n’avoir qu’un baccalauréat littéraire (elle est en réalité diplômée du Centre de formation des journalistes, entre autres).
Elle mène ainsi son enquête sur la France des travailleurs précaires, condamnés à survivre avec un salaire inférieur au Smic. Une expérience déjà réalisée en Allemagne par Günter Wallraff, qui s’était fait passer pour un Turc dans les années 1980. Ou John Howard Griffin, écrivain et journaliste américain, qui publie en 1961 Dans la peau d’un noir, le récit de son expérience de six semaines, en Blanc du Texas grimé en Afro-Américain, plongé dans la réalité de l’existence d’un Noir dans le sud des États-Unis.
Mais revenons à Florence Aubenas qui, après avoir enchaîné les petits boulots, travaille comme femme de ménage dans les ferries faisant escale sur le quai de Ouistreham durant plusieurs mois.
Les reins qui se bloquent, le dos qui tire
De façon anonyme, elle partage le quotidien de ces femmes, plus ou moins jeunes, durant de longs mois. Certaines le lui reprocheront ensuite, se sentant trahies. La vérité est à ce prix.
Et elle se cogne à la tâche comme les autres, récurant les bateaux pour des agences d’intérim. Ou les bureaux ; mais surtout les toilettes, immondes, des entrepôts, des usines, en bord de Manche. C’est cette immersion totale qu’elle raconte. De son écriture claire, précise, à hauteur de femmes, elle dit les petits matins blêmes, le travail humiliant, éreintant et mal payé, les reins qui se bloquent, le dos qui tire. La cigarette qu’on ne peut jamais finir tant la tâche est ardue, pénible, interminable, tout le temps surveillée par de petits chefs tatillons.
Mais au-delà des souffrances quotidiennes, de la vie sans horizon, elle loue la solidarité entre ces femmes, dites “agents de nettoyage”. Cette amitié qui leur permet de garder la tête haute, et un peu d’espoir dans la dureté des jours et des nuits au sommeil rare.
Dans une mise en scène à la sobriété quasi monacale signée par Louise Vignaud, Magali Bonat se glisse dans la peau de Florence Aubenas. Comédienne investie dans un rôle qui lui va comme un gant, elle nous fait partager ce bout de chemin, âpre mais profondément humain. La précision, l’attention aux détails, l’humour qui sourd parfois, n’en sont que plus bouleversants. Le spectacle a eu un tel succès lors de sa création au théâtre des Clochards-Célestes* que toutes les dernières représentations étaient à guichet fermé. Le théâtre de la Croix-Rousse nous donne une occasion supplémentaire de voir cette performance d’actrice exceptionnelle, et d’entendre ce texte saisissant de vérité.
Le Quai de Ouistreham – Du 6 au 10 octobre au théâtre de la Croix-Rousse. www.croix-rousse.com
* La mention du théâtre des Clochards-Célestes, et de Louise Vignaud qui en est l’actuelle directrice, nous fait penser à Élisabeth Saint-Blancat, malheureusement décédée cet été, qui dirigea ce petit théâtre des Pentes de la Croix-Rousse de 1986 à 2017 (année où elle passe le flambeau à Louise Vignaud). Beaucoup de jeunes compagnies, d’artistes émergents doivent leurs premiers pas sur scène, devant un public toujours chaleureux mais aussi exigeant, à ce lieu et à cette femme passionnée de théâtre et de littérature.