En congé de Radiohead, Thom Yorke se présente en solo au Transbordeur pour un concert rare. Retour sur le parcours d’un musicien et chanteur exceptionnel que la chute dans l’œil du cyclone du succès a projeté dans l’abstraction comme moyen de s’effacer derrière l’œuvre.
Évoquer Radiohead et Thom Yorke est une drôle d’expérience. Il y a ceux qui les suivraient au bout du monde et continueraient de les trouver géniaux s’ils enregistraient les sifflements de leur radiateur, et ceux qui se gaussent de ce qu’ils sont devenus. Ou le déplorent. D’un côté, nous avons une bande de musiciens qui a profondément renouvelé le rock mondial des années 1990, notamment par leur capacité à jouer les reptiles à mue perpétuelle, changeant de peau à chaque album pour se diriger avec force vers toujours plus d’abstraction. De l’autre, le défaut de sans doute s’y être un peu perdus, dans l’abstraction, au point d’en oublier d’écrire ces sublimes chansons qui ont porté le groupe aux nues. Comme s’il s’était agi, en repoussant les limites de la création, d’en saper les bases et quelque part de s’autodétruire au profit de l’œuvre.
Poumon d’acier
Pas étonnant de la part d’un groupe qui a rencontré le succès, de manière pour le moins inattendue, avec un hymne à la haine de soi : Creep, sur lequel un Yorke chétif à l’œil mi-clos (une infirmité de naissance qui a beaucoup marqué son enfance) chante, comme possédé, qu’il veut “un corps parfait et une âme parfaite” mais qu’il est “un nul”, “un tordu” qui n’a “rien à faire là”. Il n’empêche que le type a la grâce, au moins dans sa voix, phénoménale et que Creep, sorte de Smells like teen spirit lyrique, explose sans véritable explication aux États-Unis avant même que Radiohead n’ait sorti son premier album (Pablo Honey), ce qui paralyse Thom Yorke. Il comparera d’ailleurs ce succès soudain et surtout médiatique à un poumon d’acier sur My iron lung, titre annonciateur d’un album déflagrant, (The Bends, 1995) qui retourne comme un scone la critique jusqu’ici dubitative.
Entre puissance de feu, colère rentrée et romantisme échevelé, Yorke se balade tel un ange volant de branche en branche au milieu de musiciens experts (à commencer par Jonny Greenwood). Mais l’album suivant, (OK computer, 1997), chef-d’œuvre du groupe et acte d’affranchissement par rapport aux formats, marque un tournant convoquant l’expérimentation et la musique concrète sans pour autant évacuer le potentiel tubesque du groupe (Karma Police, Paranoid Android, No surprises), porté par un Thom Yorke de plus en plus aventureux et, il faut bien le dire, flippant. Radiohead devient alors un groupe aussi populaire que pointu. Ou l’inverse.
L’effaceur
La rupture intervient véritablement avec Kid A, qui semble faire, en même temps que le deuil du chant de Yorke, table rase du passé et de ses techniques, ici électroniques. Cela n’empêche pas le groupe de voir son succès croître toujours davantage. L’album forme un étrange diptyque avec Amnesiac, légèrement plus pop, et égare sans doute quelques fans – en en gagnant d’autres. La suite, de Hail to the Thief (2003) à A moon shaped pool (2016) en passant par In rainbows (2007) et The King of Limbs (2011), est une sorte de patchwork musical autocitationnel, pas toujours aussi intéressant, pour le moins inégal et parfois, il faut bien l’avouer, un poil chiant – sauf à être un fan hardcore. C’est que la formule s’est sans doute un peu épuisée et qu’il demeure difficile de rester à la pointe de l’avant-garde. Le groupe se distingue alors surtout par ses prises de position politiques, son activité médiatique et ses actions symboliques (proposant In rainbows à prix libre sur son site Internet) au détriment justement de l’attention portée au contenu de ses disques. Mais c’est aussi la période des projets solo, qui verra Thom Yorke publier lui-même deux albums, The Eraser (2006) et Tomorrow’s modern boxes (2014). Lesquels, produits comme la quasi-totalité de la discographie de Radiohead par Nigel Godrich (dont la présence est annoncée au Transbordeur), n’apportent pas grand-chose dans l’œuvre du musicien d’Oxford et pourraient tout à fait s’entendre, entre rythmiques, constructions, transes vocales et malaise, comme des extensions d’albums du Radiohead tardif. C’est que Thom Yorke est beaucoup plus à l’aise dans son rôle de freak niché dans l’abstraction que dans celui de rock star qu’un titre tel que The Eraser, “l’effaceur”, voudrait gommer. C’est sans doute pourquoi tant de gens l’aiment, paradoxalement, comme la rock-star “qui n’a rien à faire là”.