Pour donner un écho moderne à une œuvre ancienne, il ne suffit pas d’habiller les comédiens avec des vêtements d’aujourd’hui et de les faire évoluer dans des décors qui évoquent notre cadre contemporain. C’est une condition nécessaire mais non suffisante. Thomas Ostermeier l’a bien compris. Lorsqu’il s’attaque à des œuvres du répertoire, il les a soigneusement choisies, parce qu’il sait que les thèmes abordés vont résonner avec les grands problèmes actuels, en délivrer un éclairage intense et passionnant. C’est ce qu’il se passe avec sa mise en scène d’Un ennemi du peuple, pièce écrite par Henrik Ibsen en 1883. A voir ce spectacle qui a fait un triomphe lors du dernier festival d’Avignon, on a l’impression que le texte a été publié il y a quelques mois. Le génie d’Ibsen en plus. Le dramaturge norvégien dépeint un jeune médecin, le docteur Stockmann (ici incarné par Stefan Stern, incroyable de justesse), qui a découvert que l’eau qui alimente les Thermes de la ville où il vit avec sa femme et son bébé est gravement contaminée. Il se lance dans un combat dans lequel il croit d’abord naïvement trouver le soutien de son frère, maire de la cité, et de ses amis musiciens mais aussi journalistes.
Thriller politique
Las, une fois que le coût des travaux a été évalué comme susceptible de mettre en danger toute l’économie locale, les difficultés commencent. C’est une captivante partie de bras de fer qui s’engage, jalonnée de coups bas, de pressions déguisées ou brutales, de compromissions et de vestes retournées. Le tout servi dans un décor qui ressemble à une gigantesque boîte noire, où meubles et accessoires sont dessinés à la craie, évoquant d’abord un appartement berlinois dans lequel le docteur et ses amis jouent de la musique (extraordinaire reprise de Changes de David Bowie !) puis une salle de rédaction et enfin un lieu de réunion qui sera saccagé. Une scénographie simple mais ingénieuse qui a pour but de mettre en valeur le jeu des comédiens, hallucinant de vérité aussi bien dans l’humour que dans la détresse ou la révolte. L’intensité de la pièce, savamment retravaillée par le patron de la Schaubühne, est ainsi restituée. Au point qu’elle empoigne profondément le spectateur. D’autant qu’il retrouve dans le combat du médecin celui de tous ceux se sont investis dans les grandes affaires de santé publique qui ont récemment défrayé la chronique. Des luttes acharnées où l’intégrité des citoyens pèse peu de poids face aux puissances économiques s’appuyant sur la complicité des autorités politiques en place. Tout ce que décrit Ibsen d’une façon terrifiante.
Agit prop
Le coup de génie d’Ostermeier est d’inviter les spectateurs à prendre parti. En effet, après que le docteur s’est vu refuser un article dans lequel il dénonce le scandale des eaux polluées, il organise une réunion publique afin de tout déballer. Cette séance, on y assiste en direct puisque l’on devient les citoyens de la ville, apostrophés par Stockmann et même invités à prendre la parole après un discours rajouté au texte d’Ibsen -L’insurrection qui vient, un brûlot signé d’un mystérieux Comité invisible qui s’inscrit dans le combat des Indignés. Ce que font certains spectateurs. Mais le texte d’Ibsen reprend tout ses droits avec un nouveau rebondissement qui oblige le héros et sa femme à choisir entre la trahison de leurs idéaux ou la ruine définitive. Ultime péripétie qui confirme notre impression qu’avec cette pièce écrite il y a plus d’un siècle, Thomas Ostermeier a écrit une des plus belles pages du théâtre contemporain.
> Un ennemis du peuple, jusqu’au 2 février au TNP.