Un an après le décès soudain de David Freel, ses anciens camarades de Swell se livrent à une tournée hommage au songwriter, qui passe par le Marché Gare. Un événement qui devrait virer au pèlerinage pour une poignée de fans. Retour sur la trajectoire singulière du leader d’une de ces formations à qualifier de “meilleur groupe du monde que personne ne connaît”.
On arrive à une époque où lorsqu’on veut parler des hérauts de notre jeunesse musicale, ce qu’on en dit a rapidement tendance à virer à la notice nécrologique. Il est d’ailleurs surprenant de constater que nos idoles ont tendance à mourir avant celles de nos parents, les premières atteignant avec peine la soixantaine quand les autres dansent toujours à plus de 80 ans (Dylan, Jagger et Richards, McCartney, Young...). Sans parler d’un Andy Fletcher (Depeche Mode) que nous évoquions il y a peu, rien qu’au panthéon indie américain, il manque à l’appel des types épatants (même si rarement versés dans le fun de leur vivant) tels que Vic Chesnutt (chanteur en fauteuil roulant à la voix de craie qui secoua l’Épicerie Moderne en 2009), Mark Linkous (Sparklehorse, qui illumina un jour de son talent rentré, et en fauteuil roulant lui aussi, la scène lyonnaise du B’52, pourtant davantage abonné à l’époque aux soirées Factory), Jay Reatard (auquel le label lyonnais Teenage Hate Records consacra un disque hommage de reprises), Mimi Parker, moitié de Low, Daniel Johnston, Mark Lanegan et on en oublie sûrement. Et bien sûr, donc, David Freel. L’ancien leader de Swell est décédé il y a un an pile, à l’âge pour lequel on se bat en France pour ne plus travailler : 64 ans.
En conséquence, ses anciens collègues – avec lesquels il s’est sévèrement brouillé par le passé au point de devenir le leader d’un Swell dont il était également le seul membre, éternel essaimage dans le rock du fameux syndrome André Breton (consistant à créer un mouvement, collectif ou groupe pour mieux en excommunier un par un les membres) – ont décidé de lui rendre hommage au moyen d’une tournée. Au départ, à la fin des années 80, entre San Francisco et l’Europe (notamment le Pays basque), Freel – et son camarade batteur Sean Kirkpatrick – tâtonne pas mal, publiant notamment un premier disque éponyme financé avec les 1 000 dollars octroyés par une loge maçonnique à la mort de son grand-père (qui était franc-maçon, donc). Le disque n’est tiré qu’à 433 exemplaires précisément et c’est surtout avec le deuxième, toujours publié à compte d’auteur, que le groupe (rejoint par le bassiste Monte Vallier) marque quelques esprits (pas beaucoup) en 1991. L’album s’intitule… Well ? et avance dans une ambiance pour le moins épurée faite d’une guitare sèche faussement revêche et surtout très schlass, d’une voix monocorde, de guitares électriques saturées mais en retrait, d’une batterie tachycarde et beaucoup de tourments dévoilés avec une nonchalance olympique. Le tout produit comme dans une salle de bain. Soit quelque chose comme du Velvet Underground de gouttière emballé dans une robe de bure.
Psychédélisme gris
Le fait est qu’à l’époque, une scène états-unienne émerge du caniveau du rêve américain avec du sable dans les poches, du sang dans la bouche et des semelles de plomb. On appelle cela l’alternative country mais le terme est aussi générique que vague car empruntant autant à la country traditionnelle, passablement revisitée à la chaux, qu’à un genre de punk passé au ralenti. De là, des groupes tels qu’Idaho, Low et, rien que pour San Francisco, Red House Painters, Tarnation, American Music Club, mais aussi des solitaires comme Will Oldham (Palace, futur Bonnie ‘Prince’ Billy) ou Vic Chesnutt, creusent au burin le sillon du Do it Yourself, telle une armée de slackers qui prendrait volontiers le pouvoir si ce n’était pas si fatigant. Le pouvoir, ils laissent ça aux grunges – qui n’en veulent pas non plus mais se le voient décerner d’office. À tout cela, Swell ajoute une forme de psychédélisme sans doute un peu atavique, puisque San Francisco en est l’une des capitales historiques. Mais un psychédélisme cendreux, terne, d’hiver nucléaire plus que d’Été de l’amour, comme si l’atmosphère lysergique du coin avait viré au gris, les hallucinogènes périmés et la lumière fondue au noir. Comme si le bonheur un peu (beaucoup) artificiel avait laissé place à une invraisemblable lassitude, une irrépressible tristesse. En langage psychotrope, on appelle ça une descente.
Soutenu en Europe par l’incontournable DJ de la BBC John Peel et par la presse spécialisée française (toujours sujet à des emportements originaux énoncés dans un drôle de sabir, Bayon qualifie Swell de “meilleur groupe du monde” dans Libération), le groupe finit par signer chez American Recordings, le label de Rick Rubin, producteur de rap mais aussi de heavy metal (le rapprochement Run-DMC/Aerosmith avec le tube Walk This Way) qui ressuscitera également la carrière de Johnny Cash. Swell enregistre alors 41, l’un des albums fétiches des fans. Mais la lune de miel avec Rubin est de courte durée et la brouille et le renvoi du groupe sont inévitables – avec confiscation de bandes et tout le tintouin. Finalement, c’est sur Beggars Banquet que Swell publie Too Many Days Without Thinking (1997), autre jalon discographique (et carton commercial quasi astronomique à l’échelle du groupe avec ses 40 000 exemplaires vendus) qui contient le morceau pour lequel tous les fans de Swell se damneraient : Sunshine, Everyday, une perle en apesanteur qui reflète bien la légèreté à l’œuvre sur ce disque.
Tournée hommage
Fausse impression en réalité, car c’est à cette époque que rien ne va plus. Kirkpatrick quitte le groupe au moment de For All The Beautiful People (1998) et Monte Vallier pendant l’enregistrement du suivant, Everybody Wants To Know (2001). Kirkpatrick revient mais repart. Des pertes non négligeables car Vallier n’est pas seulement bassiste, c’est aussi un arrangeur de génie, pas dans le style symphonique, certes, mais quand même. Et parce que Kirkpatrick était la colonne vertébrale de Swell, celui qui donnait cette impression de claudication inimitable. Sans eux, Freel, qui n’est pas manchot, rend, toujours sous le nom de Swell, qu’il incarne désormais seul avec des musiciens de complément, des copies aussi impeccables que paradoxalement décevantes. La magie du trio ne fonctionne plus puisqu’il n’y a plus de trio. Et puis, c’est bien connu, les puristes ne sont jamais contents – que faire quand on a un public composé uniquement de puristes comme Swell ?
C’est un peu injuste car Whenever You’re Ready (2003) et South Of The Rain and Snow (2007) restent d’excellents disques.
Mais conscient qu’il ne sert plus à rien de faire semblant, David Freel abandonne le nom de Swell pour celui de Be My Weapon (sans doute pas la meilleure décision qu’il ait prise). Retiré dans l’Oregon, pour lequel il a abandonné San Francisco, Freel était entré dans une sorte de clandestinité – bon, à l’échelle de quelqu’un qui ne se montre jamais et qui n’ouvre que rarement la bouche – et connaissait vraisemblablement l’apaisement, grâce à la vie de famille, lorsqu’un communiqué officiel annonça sa mort – de cause inconnue – aussi froidement que celle d’un dignitaire du PC chinois. Émoi dans la presse spécialisée et hommages de rigueur pour un homme dont plus grand-monde ne se souciait guère – la nostalgie a parfois de drôles de contorsions. Dont celui, d’hommage, de ses camarades ayant contribué à l’avènement de Swell, à commencer par Monte Vallier et Sean Kirkpatrick, qui ont engagé une tournée européenne pour perpétuer le souvenir de Freel, accompagnés de John Dettman-Lytle, éphémère premier guitariste du groupe qui aura la lourde tâche de suppléer David Freel sur cet instrument et au chant, et Niko Wenner, autre guitariste. Le tout à la revisite des quatre albums les plus essentiels de Swell, à savoir les quatre premiers. Comme souvent avec ce genre d’hommage par contumace, l’âme du principal intéressé planera au-dessus de l’événement. En même temps qu’un grand vide. Celui laissé par ces gens qui ne nous manquent que quand nous foudroie la certitude qu’ils ont disparu pour de bon.
Swell – Hommage à David Freel – Le 13 avril, au Marché Gare