THEATRE - Laurent Brethome signe avec Les Souffrances de Job sa pièce la plus aboutie, en même temps qu’une création enfin maîtrisée, débridée. Rencontre avec un jeune metteur en scène, en phase de devenir metteur en scène tout court, plus mystique que croyant, plus sensitif qu’intellectuel, plus prolixe que réfléchi. Plus lait-fraise que café.
Lyon Capitale : Alors que beaucoup de vos pairs vous contre-indiquaient la mise en scène de cette pièce, jugée “im-montrable”, vous en avez fait une sorte de défi.
Laurent Brethome : C’était impossible autrement. Quand j’ai monté Popper, de Hanokh Levin (même auteur que Job), au théâtre de la Croix-Rousse, on m’avait dit que cette pièce était maudite en Israël. Bon, j’avais ri. Mais tout de suite après, la même année, tous les garçons de la pièce sont tombés malade. L’un a eu une maladie orpheline, l’autre des polypes à l’estomac, un troisième a eu une péricardite, mon administrateur a eu une tâche au poumon, et moi j’ai fait une bulle d’emphysème sur les poumons. Du coup j’ai été bloqué dans une clinique privée pendant trois semaines, et ça m’a laissé le temps de travailler sur Job et de penser à la souffrance. Popper est une pièce sur la maladie, aussi m’a-t-on dit qu’elle nous poussait à somatiser. Il y aurait donc une explication...
La douleur et les souffrances, justement, sont très esthétisées, avec de la peinture, et des lumières qui recouvrent les corps nus...
La pièce est très violente, et il était hors de question de faire quelque chose de naturaliste, de trop réaliste. On a voulu travailler sur le principe de l’allusion afin de montrer l’im-montrable. Si on saigne, ça saigne bleu, pour dire que c’est pour de faux. Job se fait arracher ses dents en or, et c’est dans le noir, avec des cagettes qu’on casse. Si je l’avais fait avec des tenailles, ça aurait été horrible, ça n’aurait servi à rien.
Tous les comédiens sont en permanence sur scène, et l’ensemble est très chorégraphié.
L’allusion, c’était aussi un principe de plateau qui consistait à tout montrer. C’est pour ça qu’on a huit comédiens qui participent à toutes les scènes, qui manipulent et font tout à vue. Je me suis dit que ce n’était pas gagné, parce que revenir à un théâtre brechtien où l’on montre tout, ça ne se fait plus beaucoup aujourd’hui. J’ai engagé des comédiens avec qui je voulais vraiment travailler, et trois d’entre eux ont dû apprendre à jouer d’un instrument. Je leur ai demandé des trucs de malade. On a pris du temps. On a étudié le mythe de Job, on a même regardé un concert de Marylin Manson qui était empalé à neuf mètres de hauteur, j’ai essayé de donner à l’équipe toute la matière que j’avais rassemblée en deux ans, tout ce qui m’avait fait rêver. Il était important pour moi de constituer le collectif et que ce soit ludique. Ce que je n’aime pas, c’est le théâtre pour théâtreux, où tout est grave, tout est sacré.
Dans la dernière partie de la pièce, le directeur d’un cirque fait payer le public pour voir Job transpercé dans l’air par un pal ; elle est très différente du reste, plus déjantée.
J’aime beaucoup cette partie qui décrit d’une certaine façon notre société, dans laquelle les gens ont besoin pour se divertir de la misère humaine. “Quoi de mieux qu’un mec empalé en train de crever, ça va remplir les caisses du théâtre”, dit ce directeur. On est en plein dedans.
Dans le mythe de Job, Dieu accepte que le diable fasse vivre les pires souffrances à Job pour éprouver sa foi. C’est très cruel, Dieu montre là sa toute-puissance. Levin a transformé cela, il ne fait pas apparaître le diable, et pose seulement la question de l’existence de Dieu…
Levin est en intertextualité avec le mythe de Job seulement les vingt premières minutes. Il y a une happy end dans la Bible, Dieu finit par dire à Job : “on t’a fait une blague avec le Satan. En fait, on te testait, et vu comme tu m’aimes, eh bien je vais tout te rendre et en double”. Levin, lui, a enlevé la morale de l’histoire, il ne donne pas de réponse. C’est vrai, il ne fait pas apparaître le Satan, mais il ne fait jamais apparaître Dieu non plus. Selon la traductrice du texte, le Satan est en fait beaucoup plus présent que Dieu dans cette pièce, il serait représenté par les hommes qui font subir à Job toutes ces souffrances : les gens qui lui arrachent les dents, les huissiers qui lui enlèvent tout. Moi je ne suis pas forcément d’accord avec cette théorie. Et j’aurais d’ailleurs aimé que Levin fasse apparaître le Satan, car cette question me travaille beaucoup, même au-delà de Job.
La pièce va tourner en région, mais pas au théâtre de la Croix-Rousse où vous avez pourtant l’habitude de jouer.
Quand j’ai commencé à les démarcher, tous les programmateurs me disaient que la pièce était im-montrable, que j’étais trop jeune, bref, personne n’y croyait. J’ai joué tous mes spectacles à la Croix-Rousse, mais là, je craignais que Philippe Faure ne présente ça comme une comédie, parce que c’est du Levin. J’ai donc trouvé des lieux militants, je dis militants parce que faut être vachement courageux pour montrer un mec empalé, tout nu, à cinq mètres de hauteur. Et je suis très fier d’être programmé au Toboggan.
On parle, avec cette pièce, de la naissance d’une esthétique “Brethome”…
Pour moi c’est un tournant. On m’a parlé de maturité, dans la direction d’acteurs notamment. Évidemment tout le monde n’aime pas, ce ne serait pas normal, mais je crois qu’il y a un parti pris esthétique radical du début à la fin et, ça, c’est un signe de maturité chez un metteur en scène. Je n’ai pas de grande théorie sur mon théâtre. Souvent ce qui importe dans la façon dont on fait un métier, c’est ce qui a déclenché l’envie de le faire. Je suis énervé et terroriste quand j’entends des gens dire qu’ils sont arrivés au théâtre par hasard. Je vous le disais, pour moi le théâtre n’est pas une chose grave et importante, mais c’est ce qui m’a permis de vivre. À l’âge de huit ans, j’ai été hospitalisé pour des tics spectaculaires, que je ne contrôlais pas, et un pédiatre m’a fait faire du spectacle, je lui dois tout parce qu’il m’a sorti de l’hôpital. Il y a peu de temps, avant son décès, il m’a dit qu’il était content de me voir dans un théâtre et pas dans un hôpital psychiatrique.