Pour redonner un caractère politique à la courbe exponentielle des émissions de carbone, l'historien des sciences et chercheur au CNRS, Jean-Baptiste Fressoz, animait une conférence au Musée des Confluences ce vendredi.
Quels sont les institutions, les pouvoirs, les imaginaires et les intérêts qui nous ont placés sur le chemin de l'abîme climatique ? Pour répondre à cette question à l'auditorium du Musée des Confluences de Lyon, l'historien Jean-Baptise Fressoz s'appuie sur l'inquiétante courbe des émissions de CO2. Ce chercheur en histoire des sciences démontre que "les guerres, l'impérialisme et le capitalisme" sont intimement liés au changement climatique et que ce dernier "ne s'est pas fait dans une ignorance joyeuse, mais en ayant en tête la gravité des conséquences".
"Les émissions de CO2 renvoient à des dominations militaires, économiques et politiques"
Le chercheur vient tordre l'idée reçue selon laquelle le changement climatique est une "prise de conscience" et explique que "les émissions de CO2 renvoient à des dominations militaires, économiques et politiques". Il prend l'exemple des deux puissances hégémoniques du 19e et 20e siècle que sont les États-Unis et le Royaume-Uni. En 1900, 61% des émissions de Co2 proviennent de ces deux pays. Avec un modèle capitaliste projeté sur le reste du monde, ce n'est qu'à la fin des années 70 que les émissions cumulées par tous les pays de la planète dépassent la part attribuée à ces deux seuls pays. "Et contrairement à ce que l'on pourrait croire, les émissions ne sont pas si diffuses que cela", explique Jean-Baptiste Fressoz. Pendant longtemps, 62 % des émissions cumulées de carbone passaient par les tuyaux de 90 entreprises, appelées les carbon majors.
Controverses systématiques
En s'appuyant sur l'histoire des techniques, le chercheur indique que les systèmes les plus polluants ont toujours "fait l'objet d'immenses controverses". L'automobile est vue à ses débuts "comme un luxe pour 1% de la population et comme une nuisance par les 99% restant". Surnommée "l'écraseuse" pour les nombreux accidents qui impliquaient les enfants qui jouaient dans les rues sans se soucier du trafic, la voiture en ville provoque également l'opposition des commerçants et des éditorialistes. À partir de 1815, l'utilisation du gaz d'éclairage est crainte par les populations face aux risques d'explosion et les contemporains ont parfaitement conscience de la "gabegie énergétique" d'un système qui s'appuie sur une ressource non renouvelable comme le charbon.
L'Angleterre tourne le dos à l'hydraulique
S'appuyer en majorité sur des ressources fossiles comme le charbon, le gaz et le pétrole – qui représente aujourd'hui 90% du mix énergétique mondial – représente au fil de l'Histoire des choix politiques et économiques. En Grande-Bretagne, la vapeur et le charbon ont délibérément été choisis par rapport à l'hydraulique. Les sévères conflits sociaux des années 1930 ont marqué les esprits et l'énergie hydraulique suppose une industrialisation dans les campagnes suivant les cours d'eau. En cas de grève, le blocage de l'industrie est bien plus aisé qu'en favorisant une industrie qui fonctionne grâce à la vapeur et au charbon. Plus cher, plus dangereux et plus polluant, le choix de cette énergie est intimement lié aux rapports de force avec les syndicats.
Le flop de la maison solaire
Jean-Baptiste Fressoz apprend également à l'audience que les USA marquent entre 1930 et 1950 le début des principes de base de la maison passive en énergie avec le projet de maison solaire. Dans les états les plus ensoleillés, la Californie et la Floride, près de 80% des maisons étaient équipés de chauffe-eau solaire. Une technologie très simple qui consiste installer des tuyaux noirs près des toits pour que l'eau soit chauffée par les rayons. Après la 2de Guerre mondiale, pour résoudre la crise du logement, William Levitt décide d'appliquer les principes de construction en série de l'industrie automobile à l'immobilier. S'inspirant du taylorisme et du fordisme, il donne naissance aux maisons préfabriquées de la banlieue américaine, dont le prix devient accessible à une classe moyenne en pleine expansion. Moins chères, mais mal isolées, ces maisons augurent l'équipement de la majorité des Américains en climatiseurs.
"La tragédie du tramway électrique"
L'acquisition d'une maison de banlieue et d'une automobile personnelle est politiquement vue comme un rempart contre le communisme aux États-Unis. "L'automobile a été conçue comme une technologie politique, qui a aussi permis le développement du crédit à la consommation en 1920" explique Jean-Baptiste Fressoz. Des crédits qui ont aussi l'avantage de réduire la mobilité des ouvriers : avec des rentes à honorer régulièrement, il devient plus difficile de changer de poste, d'industrie ou d'usine. L'arrivée de la voiture a également eu pour conséquence de faire s'effondrer une technologie moins polluante pour les villes : le tramway électrique. Chargées de l'état de la voirie par des conventions, les compagnies de tramway électrique développées dans les années 1880 deviennent rapidement déficitaires face à l'usage des routes par de plus en plus de voitures. "Aux États-Unis, les transports en commun ont, en quelque sorte, subventionné le transport individuel" résume le chercheur.
Du pétrole pour contenir le communisme
Si le pétrole est aujourd'hui nécessaire à faire tourner l'économie mondiale, ce choix était loin d'être évident, en particulier pour l'Europe. Sans gisement de pétrole dans l'espace européen, la ressource fossile reste plus chère que le charbon et implique aujourd'hui une dépendance, notamment vis-à-vis du Moyen-Orient. À la fin du XIXe siècle, "les pays riches vivent dans l'angoisse de la grève des mineurs. Si les mineurs font grève, l'économie s'arrête". Par rapport à l'exploitation du charbon, celle du pétrole nécessite une main-d’œuvre moindre, dans des pays lointains avec peu de syndicats. Plus tard, pour la reconstruction de l'Europe après la Seconde Guerre mondiale, l'essentiel des 17 milliards d'euros prêtés par les Américains dans le cadre du Plan Marshall servira à s'équiper en raffinerie et à assurer le basculement énergétique du charbon au pétrole. "Le pétrole a servi à arrimer l'Europe occidentale dans le bloc américain et à contenir le communisme", développe Jean-Baptiste Fressoz.
Engrais chimiques et autoroutes de l'Allemagne nazie
Poursuivant son raisonnement sur le rôle fondamental des guerres dans la crise climatique, le chercheur détaille l'origine des engrais azotés chimiques et des autoroutes. Privée de nitrate par un embargo, l'Allemagne utilise le procédé Haber-Bosch pour fabriquer des explosifs ainsi que des engrais chimiques azotés. Ces engrais chimiques permettront ensuite le développement de l'agriculture intensive. Si les rendements obtenus par l'utilisation de ces engrais n'avaient jamais été si grands, ils relient l'agriculture à la consommation d'énergie et leur utilisation massive s'avère dévastatrice pour l'environnement. L'origine de l'autoroute est également liée à la guerre. Impressionné par les autoroutes allemandes construites pour envahir la Pologne, le 34e président américain, Dwight David Eisenhower, veut investir 70 milliards pour construire des autoroutes aux États-Unis. La dépense spectaculaire sera justifiée par des objectifs de défense : en pleine guerre froide, l'industrie américaine ne doit pas être centralisée pour être résiliente en cas d'attaque nucléaire russe.
"Nous surestimons le pouvoir de l'innovation"
Pour terminer son propos, Jean-Baptiste Fressoz présente différents documents qui attestent que le changement climatique n'est pas une préoccupation récente. En 1821, le ministre de l'Intérieur français lançait une grande enquête sur le changement climatique et le déboisement. Le charbon est d'ailleurs perçu à ses débuts comme une technologie verte qui permettrait de sauvegarder les forêts avant d'être contesté pour la pollution générée et sa quantité limitée sur la planète. "Le discours est aujourd'hui saturé par la notion de transition énergétique, qui serait une première dans l'Histoire. Il n'y a jamais eu de transition du bois vers charbon, puis du charbon vers le pétrole et le nucléaire : toutes ces énergies ont été additionnées aux nouvelles sans supprimer les anciennes", déplore le chercheur. Interrogé par la salle sur l'énergie du futur, le chercheur préfère se tourner vers l'actuel. "Immédiatement, on se focalise sur l'innovation, comme c'est le cas pour la voiture électrique, mais on surestime à chaque fois son pouvoir et l'importance de l'ancienneté. Le vrai problème consiste à regarder à quoi ressemble une ville et comment l'organiser avec moins d'énergies fossiles. Il faut arrêter de vouloir construire le futur, mais regarder le présent" conseille-t-il à un auditoire lyonnais captivé par les thèmes de sa recherche.