Si, en France, le Joker avait un cri, ce ne serait certes pas celui de Tarzan, le “ahou ahou” des Gilets jaunes.
Les fans de comics y trouveront leur compte : les origines du personnage de Joker y sont bien illustrées, d’une façon suffisamment subtile pour que l’imaginaire irradie à plein tube, sans qu’il soit contraint dans un carcan. Le jeu des acteurs y est époustouflant, de même que la mise en scène, la photo et la façon de filmer, dont la subjectivité colle à chaque personnage, avec, là encore, assez de distance pour permettre à chaque spectateur de faire fonctionner son libre arbitre et d’y inclure sa propre interprétation.
C’est avant tout un film sur le déterminisme social et la violence qui en découle. Prisonniers de cases imaginées par le système des dominants, il nous est impossible d’y échapper, même si l’on fait tout ce que ledit système attend de nous. Rien ne bouge, quand on est pauvre on reste pauvre, quand on a une différence, elle est moquée car il faut à tout prix être dans la norme. Aucun secours, aucune bienveillance ni solidarité, “l’homme est un loup pour l’homme” et cette violence s’exerce aussi – et d’abord – à l’intérieur d’une même classe sociale ; cette absence de manichéisme, si elle est dérangeante, appuie là où ça fait vraiment mal. Cela ne peut finir que dans une explosion de violence, puisque la régulation – et a fortiori l’autocontrôle – est totalement inopérante dans cet univers hystérisé.
On pense évidemment à toutes les révoltes populaires actuelles et en premier lieu aux Gilets jaunes. Le bien, le mal, l’ordre, la sécurité, la bienséance, tout est remis en cause dans une mise en abyme vertigineuse et on en vient à ressentir de l’empathie pour le Joker, dont le rire n’est ni handicap ni moquerie, mais écho grinçant d’une jubilation de vivre initiale totalement brisée. Puisque ce déterminisme, quand on en prend conscience, est définitivement et outrageusement tragique, ne reste que la comédie, qui se mue en sarcasme par la force des choses et des événements.
Plusieurs occasions d’émancipation sont manquées, s’exprimant dans un champ des possibles allant de la famille au travail, en passant par l’amitié et l’amour, la pseudo-solidarité administrative et l’expression artistique contrariée. Ce monde contemporain sale, dans tous les sens du terme, fait de castes qui ne peuvent se rencontrer, est un hochet dans la main de dirigeants cyniques poussant sans cesse leur avantage.
Comme tout dialogue est impossible et que la moindre faiblesse est exploitée jusqu’à l’humiliation, la vie individuelle perd toute importance ; il s’agit de détruire ce système et, puisque ce dernier est incapable de se réformer pour être au service du plus grand nombre, ne subsiste que la révolte, à la fois en tant que pulsion libératrice et ciment ultime d’un monde à (re)construire, à partir du chaos.
Il est évidemment d’autres angles d’analyse, tant le film est riche et foisonnant. Mais il me semble que cet angle est intéressant dans sa tribalité, qui n’est au fond qu’un concentré absolu de lucidité agissante. Si, en France, le Joker avait un cri, ce ne serait certes pas celui de Tarzan – “mélange du grondement d’un chien, du trille d’un soprano, de la note sol d’une corde de violon et du cri inversé d’une hyène”, mais, beaucoup plus guerrier dans son expression, le “ahou ahou” des Gilets jaunes. Joker, quel est votre métier ? Joker !
Une chose est certaine : le système va haïr et démonter cette œuvre – non, ce chef-d’œuvre ! – qui sera assurément saluée par le public. Les critiques de France Inter n’évoquent-ils pas déjà “un film vide, facho et détestable” ? Dans leur bouche, cela sonnerait presque comme un éloge. Laissons-les adorer Superman et Jupiter : à chacun son extension de domaine, à chacun ses fils de lutte.