Il y a 20 ans dans Lyon Capitale - La vie lyonnaise est perturbée dans ses habitudes par de nouvelles formes de contre-pouvoir qui viennent bousculer le jeu politique traditionnel. Au point de faire perdre son flegme à Raymond Barre.
Depuis quelques mois on assiste à un réveil citoyen à Lyon qui, à travers des collectifs contre Téo, contre Millon, ou contre Barre bouscule les circuits de décision et arrivent à imposer un véritable contre-pouvoir. Le maire de Lyon, bien loin de cette forme de démocratie moderne, vient d'en être la victime sur le dossier des crèches. Sa fureur a mis en évidence ce nouveau phénomène : les citoyens revendiquent une participation directe à la vie publique et ils obtiennent des résultats.
Les élus n'ont plus carte blanche
La représentativité des hommes politiques et des syndicats est depuis longtemps en perte de vitesse, même s'ils ont continué pendant des années à monopoliser l'espace de débat public. Le taux de syndicalisation en France est passé entre 1974 et 1995 de 25 % à 8 %. Les Français qui se trouvent bien représentés par un parti politique sont passés entre 1989 et 1996 de 39 à 27 % ! (1). Aujourd'hui, de nouvelles formes d'implication du citoyen émergent, parfois bigrement efficaces quand elles réussissent à médiatiser leurs actions. A coups de collectifs, d'associations, d'actions ponctuelles et ciblées, des minorités agissant au nom de l'intérêt collectif, arrivent à infléchir des politiques, à remettre en question des décisions d'élus à qui l'on refuse désormais de donner "carte blanche". On se rappelle des combats pour la gratuité de Téo et pour dénoncer son contrat de concession, ou contre des projets d'aménagements urbains comme le boulevard de l'Europe ou le tram. Millon de son côté ne se heurte plus seulement à une opposition politique. Il doit désormais compter avec des manifestations de rue comme celle qui va avoir lieu samedi à Lyon. Une manifestation qui, près de sept mois après le 20 mars, devra certainement beaucoup de sa force de mobilisation à des initiatives citoyennes d'un nouveau type..
Le Forum citoyen de Jean-Marie Albertini est un véritable lieu d'études et de débats ouvert à tous qui attire les compétences et la participation de personnes dont beaucoup n'ont aucun engagement politique si ce n'est le refus de l'alliance Millon/FN. Idem du côté des milieux artistiques mobilisés et réunis au sein de la coordination VACCIN (2) et dont l'action passe par un vrai travail d'analyse et d'informations. Millon depuis qu'il a été élu se heurte toujours à des citoyens, au fin fond de l'Ardèche ou de la Drôme, qui tiennent à montrer leur désaccord. Qui l'eut cru ? Chaque semaine, et qu'il s'agisse de sujet supranationaux comme le me transgénique ou de préoccupations fort locales, comme celui des crèches à Lyon ou le subventionnement de Delta Airlines par le conseil général, des gens se réunissent autour d'une volonté et s'investissent à fond avec la farouche ambition de faire bouger les choses. Pour certains, l'émergence de cet groupes de pression est une dérive, voire un danger, et ils agitent le spectre de "la démocratie d'opinion", du lobbying corporatiste, qui serait à même de stériliser totalement la vie publique en enlevant à l'élu, le légitime ou-voir que lui accorde le suffrage universel. C'est sans doute dans ce sens qu'il faut comprendre la grosse colère de Raymond Barre lors du dernier conseil municipal, quand, parlant de l'action du collectif des parents d'élèves sur internet, il a lancé curieusement aux conseillers municipaux : "Ils veulent vous faire subir le sort de Clinton .1"
Pour beaucoup d'autres, ces nouvelles formes de combat symbolisent l'évolution d'une citoyenneté qui se veut plus adulte, plus critique, plus active. Un nouveau mode de fonctionnement de la démocratie apparaît, basé sur la transparence des dossiers, sur leur réappropriation par les citoyens et sur I immersion beaucoup plus forte de la politique dans le champ social. Les frondes contre les décisions absurdes ne datent pas d'hier. En 1959, l'association Renaissance du Vieux-Lyon lance une campagne nationale pour contrer la décision du maire Louis Pradel d'éventrer le quartier Saint-Jean par un large boulevard urbain. Malraux viendra à la rescousse de ce que l'on appellerait aujourd'hui un "collectif de défense" et invente dans la foulée la notion de "secteur sauvegardé". C'était en 1962.
"L'engagement affranchi"
Depuis cette époque, ces formes de combat ont énormément évolué et se sont particulièrement développé depuis 20 ans. Etienne Tête, sorte de pionnier, d'artiste et de référence dans ce domaine, premier utilisateur rhodanien des lois de 1978 permettant l'accès aux documents administratifs, a su utiliser toutes les ficelles juridiques pour, simple citoyen, puis homme politique, ouvrir la voie d'une nouvelle citoyenneté. L'évolution de la société s'y prêtait. Selon Philippe Corcuff, sociologue lyonnais, il y a "l'attente de quelque chose de différent de ce qui est proposé par les organisations de masse, partis politiques ou syndicats. Celles-ci écrasent l'initiative personnelle, elles ont un mode de fonctionnement bureaucratique même si elle ont l'avantage de représenter une certaine permanence. Le défi est d'inventer des larme d'organisation plus souples qui apparent un minimum de continuité mais avec plus de fluidité et moins de corporatisme". Et de citer les syndicats "Sud" dont il fait partie qui s'investissent autant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'entreprise et qui participent au mouvement des chômeurs, aux sans-papiers ou aux double-peine. Jacques Ion, directeur du CRESAL (3) et auteur du livre La fin de militants ? (4) relève lui aussi une modification des formes du débat public. 'Aujourd'hui nous sommes dans Père de l'engagement affranchi'. L'individu est dégagé de ses origines, de son métier; des syndicats, de la religion, de la politique, etc.
Il est au courant des choses. Ayant moins de chaînes, il a aussi moins de repères. Avant , l'individu se définissait principalement par le haut par rapport à des structures de masse. Aujourd'hui, c'est dans rengagement lui-même qu'il s'auto-définit sur la scène sociale. C'est au plus privé de leur être que se font les engagements publics (voir les mouvements des chômeurs ou AIDES)." Quant à savoir si l'intérêt collectif risque de passer à la trappe, Jacques [on se garde de répondre à la question : "C'est au cas par cas", dit-il. Si le terme de citoyenneté l'irrite un peu, "il est mis à toutes les sauces !", il en donne une belle définition : "La citoyenneté, ce n'est pas comme on veut le faire croire, s'occuper de ses propres affaires, c'est le droit de s'occuper de affaires des. autres."
Téo, le cas d'école
C'est bien ainsi que Gérard Claisse, directeur de recherche au laboratoire de l'économie des transports, situe le combat qu'il a mené contre Téo. "C'est le discours d'impuissance qui ressortait de la lettre de Raymond Barre aux Lyonnais, en juin 1997 qui pour moi a été le déclic. Il disait qu'il ne pouvait rien faire contre le contrat de concession mais qu'il veillerait `à nos conditions de vie: Pour moi. c'était un appel à la résistance civique. J'ai ouvert le dossier et avec un regard professionnel j'ai vite compris la logique du système qui était de créer un aspirateur à voiture, une pompe à fric pour alimenter une concession privée." C'est à cinq ou six que quelques récalcitrants distribuent des pétitions en août, tandis que les politiques sont en vacances. Des réunions sont organisées puis le "Collectif pour la gratuité, contre le racket" est créé avec, entre autres, la participation de syndicats et de partis politiques. Gérard Claisse, porte-parole, leur demande bien vite de mettre leurs drapeaux dans leurs poches, "pour que le mouvement dure, il fallait qu'il reste avant tout citoyen". 110 000 personnes signent bientôt une pétition mais Raymond Barre, refuse de les recevoir tant qu'ils ne lèvent pas les barrières. En sous-main, le maire de Lyon s'appuie en réalité sur leur mouvement : Josiane Beaud (secrétaire générale adjoint de la communauté urbaine, ndlr) nous a plusieurs fois reçus et on se téléphonait. On échangeait de l'info." Au cocktail efficace collectifs/médias, l'action d'Etienne Tête apporte la touche finale, explosive, quand, grâce à son recours, le contrat de concession est annulé. Rarement une action citoyenne, en si peu de temps, six mois, aura eu des implications aussi fortes. Il est prouvé qu'un collectif, à condition d'avoir un chef reconnu et de savoir médiatiser son action, peut déplacer des montagnes. Cela donnera des idées...
Not in my backyard !
C'est le sentiment d'arbitraire et d'absurdité des décisions qui font les plus beaux collectifs et les réactions les plus productives. En février 1996, Raymond Barre annule de fait la soirée Polaris prévue à la halle Tony-Garnier. Les raves parties font peur. Quelques jours plus tard, face à cette décision frileuse, les professionnels de la techno créeront "technopôles". Cette association a organisé il y a 15 jours la techno-parade à Paris avec le soutien de Jacques Lang... et la bénédiction de Tiberi ! Beau pied de nez très symbolique d'une coupure pouvoirs publics/ citoyens qui, grâce aux nouvelles formes de résistances et de combat, a fini par être ridiculisé dans un temps assez court. L'opinion publique par médias interposés se fait juge des débats prioritaires. Le citoyen désormais averti peut, grâce aux lois de 1978, avoir accès aux documents administratifs sur lequel il pourra faire plancher des spécialistes (lire encadré). D'où de plus en plus de contre-projets proposés et non plus de simples rejets stériles. Face à cette nouvelle donne, les partis politiques traditionnels essaient de s'adapter en créant des ponts avec les associations, riches des talents qui ont déserté depuis longtemps leurs rangs.
D'autres, comme Les Verts, revendiquent dans l'organisation même de leur parti-mouvement "la prise en compte d'une sorte d'articulation entre le social et le politique" comme l'exprime Gilles Buna. "Nous sommes dans une étape intermédiaire", rajoute le maire du ler. "La crise d'engagement politique, à peine 2 % des Français sont encartés, n'est pas synonyme de crise de citoyenneté C'est intéressant, un nouveau de citoyen émerge de façon balbutiante. Mais il peut y avoir des écueils : une certaine radicalité comme parfois à ACT UP ou le syndrome Nimby- Not in my backyard' (pas dans mon jardin). " Car si tout le monde est d'accord pour le principe des décharges pour déchets ultimes... personne n'en veut. Ces réflexes uniquement mus par des intérêts personnels sont l'écueil à éviter car si le réveil citoyen est indiscutablement positif et efficace, il n'obtiendra sa pleine reconnaissance qu'en s'obligeant à "penser large". La politique est désormais considérée comme trop sérieuse pour être abandonnée aux seuls élus. Les citoyens, qui boudent les urnes, s'invitent en revanche avec conviction dans la gestion des dossiers, après les avoir trop longtemps délégués. C'est une sorte de révolution tranquille. Raymond Barre n'est peut-être pas le mieux armé culturellement pour l'intégrer.
(1) SOFRES. (2) Vigilance articulture contre idées noires. (3) Centre de recherches et d'études sociologiques appliquées de la Loire. (4) Edition Les Ateliers.
Manif. "Rhône-Alpes ne doit pas être le laboratoire du FN, mais celui de la riposte citoyenne", tel est l'esprit, positif et déterminé, de la grande manif unitaire du 3 octobre prochain qui souhaite faire échec à Millon.
L'éclosion des anti-Millon
"Tolérance", "Millon tu fais Pen à voir", préférence internationale","Vial, la gale", "Millon, relève ta mèche, je vois pas ton front".Les slogans ont fleuri vendredi 25 septembre sur la pelouse du conseil régional Rhône-Alpes. A l'appel de la coordination VACCIN (Vigilance, art et culture contre idées noires), près de 400 artistes et acteurs culturels de la région ont sauté le mur de l'enceinte de l'assemblée pour faire entendre leur inquiétude et leur colère avec fermeté. La plupart des directeurs d'institutions culturelles étaient là, tandis qu'artistes et techniciens clamaient leur refus d'une alliance Millon-FN et se heurtaient à un cordon de gendarmes. Si ce rassemblement d'acteurs culturels peut être considéré comme une petite répétition générale de la grande manif unitaire du 3 octobre prochain, il devrait y avoir beaucoup de monde au départ de Jean-Macé samedi prochain. Aux côtés de VACCIN, ce sont en effet plus d'une centaine d'associations, syndicats et partis politiques qui appellent en effet à manifester pour "faire échec à Milton" dans la joie et la détermination. Sans compter tous les "citoyens lambdas" qui n'ont de cesse de clamer, en leur âme et conscience, leur refus d'une alliance coupable dans leur Région. Car la mobilisation citoyenne, dans les villages d'Ardèche comme sur internet, n'a pas faibli depuis le 20 mars 98, jour de l'élection de Charles Millon avec les voix du FN.
En une semaine en mars, près de 18 000 personnes ont défilé spontanément dans les rues de Lyon. Soucieux de "recentraliser ces initiatives éclatées", des pros de la manif, syndicalistes et autres militants, ont décidé d'associer leurs forces pour débloquer la situation. "Sur la base de ce corps commun, un débat citoyen et politique doit se faire, dans la perspective d'un arc républicain"souhaitent très clairement les organisateurs. Mais pour cela, il faut que la démonstration de force soit éclatante. A partir de 9h30, tous les anti-Millon sont invités à débattre au sein de plusieurs ateliers portant sur des sujets de société comme le PACS, le FN dans le monde du travail, le modèle culturel du FN ou l'enseigne-ment. "Pas de blablas, mais du concret", promettent les organisateurs. Dès 14h30, un cortège "vivant et dynamique'", coloré par des chars du défilé de la biennale de la Danse, s'étirera de Jean-Macé aux Terreaux pour finir à Bellecour, où débutera vers 17h un grand concert. Entre deux prestations de "musiciens contre idées noires" comme l'ARFI ou Louis Sclavis, puis de Cheb Mami, se succéderont des témoignages et des prises de parole. A.-C. J.
Communication. Indispensables pour faire connaître et reconnaître les mouvements de contestations citoyens, les médias classiques commencent à être concurrencés par Internet.
Du bon usage d'Internet et des médias
Rien ne sert de manifester, il faut avant tour que les médias soient là. Car pour faire passer un message au grand public, rallier des gens à sa cause ou la rendre populaire, se donner une crédibilité auprès des élus, un relais de la presse est nécessaire. "Les médias sont indispensables car ils sont les amplificateurs de la parole du citoyen" analyse Gérard Claisse, porte-parole du Collectif contre le racket pour la gratuité de Téo. A l'été 1997, lors de l'ouverture du périphérique payant, ils n'étaient qu'une poignée avec lui à distribuer des tracts, aux péages. Quelques mois plus tare, le collectif dépose 110 000 pétitions contre le péage à la communauté urbaine de Lyon. "Les capacités de mobilisation des médias sont énormes" reconnaît cet universitaire discret qui, malgré sa peur des caméras, s'est retrouvé du jour au lendemain sur la scène médiatique. Mais il faut avant tout séduire les journalistes. Si une manifestation de 10 000 personnes est systématiquement couverte par la presse, il n'en est pas de même des micro-rassemblements de quelques mécontents. Il s'agit donc d'offrir un "spectacle" visuel pour que photographes et cameramen puissent ramener de l'image. C'est ainsi que le Collectif des parents d'enfants en crèche a décidé lors d'une manif de 600 personnes de déposer des couches-culottes usagées devant l'hôtel de ville de Lyon. Le soir même, les images étaient dans tous les journaux des télés locales.
Il faut dire que certains cameramen avaient fait savoir qu'ils ne souhaitaient pas se déplacer s'il n'y avait rien d'original à filmer. Les commerçants du "Collectif urbain Lyonnais... autrement", hostiles au tramway, n'ont pas intégré cette dimension spectaculaire. Leur opération rue barrée, organisée à 6 militants en simulant le passage du tramway dans la circulation, n'a pas attiré de médias de l'audiovisuel. Pour faire parler d'eux, ils ont donc choisi de prendre un avocat médiatique, Me Alain Jakubowice, défenseur des parties civiles au procès Papon. Le point commun des trois mouvements évoqués ci-dessus est d'utiliser Internet pour diffuser l'information, notamment sur le fond des problèmes soulevés, trop difficile à évoquer dans des reportages d'une minute. Internet, c'est le média citoyen par excellence. Peu coûteux une fois que l'on possède un ordinateur, il permet de toucher beaucoup de personnes en peu de temps. Et ceux qui consultent le site d'un collectif peuvent apporter leur contribution et réflexions au débat. Comme on l'a vu la semaine dernière, son utilisation fait encore peur aux élus. Le Collectif des parents d'enfants des crèches de Lyon a mis en ligne la liste des élus ayant voté les suppressions d'emplois dans les haltes-garderies. Cette "pression" a fait changer quelques conseillers municipaux d'avis avant de voter (lire Lyon Cap' n" 190) et a provoquer le courroux de Raymond Barre. Mais les collectifs doivent faire l'effort de communiquer l'adresse électronique de leur site pour que l'info circule. Mis en place depuis l'été, celui des anti-tram a reçu la visite d'une soixantaine de personnes seulement.