Les procès de Lille et de Bordeaux ont ranimé la controverse récurrente relative au rôle et à l’utilité des juges d’instruction. Les arguments sont contradictoires et irréconciliables : pour les uns, l’information judiciaire permet, et elle seule, de mettre au jour certains comportements délictueux ; pour les autres, elle rend fous les magistrats instructeurs quand le suspect est puissant, politique ou médiatiquement connu – il ne fait aucun doute que Dominique Strauss-Kahn à Lille et Éric Woerth à Bordeaux seront relaxés en dépit de renvois en correctionnelle hasardeux effectués par des magistrats obstinés, en dépit des réquisitions de non-lieu du parquet.
Mais la question doit être appréciée au regard de la réalité du terrain judiciaire. Moins de 5 % des affaires faisant l’objet de poursuites pénales transitent par un juge d’instruction : les affaires criminelles obligatoirement et les délits complexes.
Sur les dossiers instruits, un quart débouche sur des ordonnances de non-lieu, évitant ainsi aux prévenus poursuivis à tort la publicité blessante de l’audience publique. À cet égard, l’information judiciaire est évidemment utile, en filtrant les dénonciations et les accusations infondées, faiblement étayées ou mal argumentées.
Restent les quelques dossiers qui défraient la chronique, mais qui se comptent sur les doigts d’une main, au cours desquels les juges d’instruction se trompent de manière manifeste, aveuglés par les enjeux, la pression publique, voire politique, la séduction d’une notoriété fugitive.
À chaque fois, le caractère schizophrénique du juge d’instruction “instruisant à charge et à décharge” est souligné, mais on oublie que le rôle de tout juge est de juger après avoir pesé au trébuchet de sa compréhension, de sa conscience et du droit les éléments produits par l’accusation et la défense.
Comme tout autre juge, le magistrat instructeur est donc dans son rôle, sous trois réserves cruciales qui devraient résoudre le dilemme :
– Au cours de l’information, lors des auditions des accusés, le parquet est absent. Rien ne lui interdit d’être là, mais sa présence est rarissime. Ne sont dans le cabinet du juge, outre celui-ci, que le greffier, l’accusé et son avocat. Il en résulte que, la nature ayant horreur du vide, le juge supplée l’absence du parquet en dirigeant insidieusement ou inconsciemment (ou les deux) son interrogatoire en privilégiant la démonstration de la culpabilité et non la reconnaissance de l’innocence. La première mesure consisterait donc à exiger à toutes les étapes de l’information judiciaire la présence d’un représentant du parquet, afin d’instaurer un véritable débat équilibré et contradictoire.
– La loi dispose que, si le juge d’instruction estime que les faits qui lui sont soumis constituent une infraction, il renvoie le prévenu devant la juridiction de jugement. Il s’agit donc d’un pré-jugement qui, dans le corps endogamique de la magistrature, influence l’avenir du prévenu, considéré coupable par le magistrat instructeur et le ministère public, qui requiert (dans la plupart des cas) sa condamnation, de sorte que le dossier de l’instruction pèse lourd et arrive lesté à l’audience.
– Cette endogamie est aggravée par la proximité des magistrats du siège et du parquet : ils sont issus de la même école, suivent des carrières parallèles, passent d’un statut à l’autre au gré des promotions et des affectations, de sorte que pour un magistrat la parole d’un “collègue”, celle du juge d’instruction qui a renvoyé, celle du parquet qui requiert une condamnation, est plus crédible que celle de l’avocat mercenaire et honoré, forcément stipendié. Ce n’est pas systématique, mais cela joue. Le déséquilibre du débat est encore accentué par le rôle prépondérant du président, qui mène les interrogatoires et les dirige dans la direction indiquée par le dossier.
Tous les juristes anglo-saxons éprouvent le même malaise en assistant à un procès pénal en France. Chez eux, les questions sont posées par l’accusation et par la défense, le président n’intervient que rarement et demeure ce qu’il doit être, un juge en définitive. Pour un lawyer, un barrister, la relaxe en France relève d’un miracle ou d’un phénomène approchant.
La solution consiste à rétablir et à assurer l’équilibre et une réelle égalité des armes entre les parties naturelles du procès, l’accusation et la défense, les magistrats du siège restant à distance.
Dans cet esprit, l’institution du juge d’instruction devrait être limitée à la mission d’instruire et d’enquêter en présence constante, effective et contradictoire de l’accusation et de la défense. Il faut donc lui ôter le pouvoir de renvoyer le prévenu devant le tribunal ou de prononcer un non-lieu, la faculté de renvoi appartenant au seul parquet, puisque c’est en définitive au parquet et à lui seul d’apprécier et de soutenir, sous son entière et seule responsabilité, l’intégralité des poursuites pénales, ou d’y renoncer.
Il ne s’agit pas, bien entendu, d’oublier les victimes. La voie civile leur reste toujours ouverte, rien ne leur interdit de poursuivre la réparation de leurs préjudices en dehors de l’instance pénale.
Enfin, la séparation une bonne fois pour toutes des magistrats du siège et du parquet s’impose. Il en est question depuis des lustres. Il suffirait de créer, à l’instar de ce qui existe ailleurs, une fonction spécifique d’avocats de la République, n’ayant aucun lien avec la magistrature.
C’est le prix à payer pour une justice plus juste.
Déjà au moment du projet Sarkozien prévoyant la suppression du juge d'instruction, et prenant en compte le fait que les membres du Parquet ne sont pas des magistrats car ils leurs manquent l'indépendance, (CEDH dixit) je soutenais, et soutiens toujours que les représentants du Parquet devraient occuper des locaux hors des palais et cour d'appel, afin que tout ce joli petit monde évite de se croiser à la machine à café. On peut aussi imaginer que les avocats aient tous des bureaux au sein des palais et cour d'appel, mais ça va manquer de place........