Alors que le Conseil national du barreau se réunira vendredi, les discussions entre le ministère de la Justice et les avocats semblent au point mort et 141 des 164 barreaux de France sont touchés. Si ce mouvement perdure, la grève des bâtonniers pourrait se transformer en grève des avocats. Pierre-Yves Joly, bâtonnier du barreau de Lyon, est revenu pour Lyon Capitale sur les raisons de la protestation.
Si certains parlent déjà de grève des avocats, Pierre-Yves Joly a tenu d'emblée à rectifier la terminologie du mouvement : "Cette grève, c'est la grève des bâtonniers, pas celle des avocats. Les bâtonniers ont l'obligation de désigner des avocats dans les différents secteurs qui tournent autour de l'aide juridictionnelle."
Concrètement, aujourd'hui, les bâtonniers et les employés du barreau ont arrêté d'organiser les disponibilités des avocats pour l’aide juridictionnelle. Dans le cas des gardes à vue, ce sont donc aux policiers d’appeler eux-mêmes les avocats. "Notre objectif est de démontrer tout ce que nous exerçons au service de la justice et que la justice ne voit pas. Quand nous arrêtons notre service, comme en ce moment, la police ne prend pas le relais, donc l'État ne le prend pas. L’État s'occupe de principes, mais ne s'occupe pas des conséquences", a déploré le bâtonnier.
“L’aide juridictionnelle, c’est un serpent de mer depuis de nombreuses années”
L'aide juridictionnelle, c'est le dispositif qui permet aux personnes aux plus faibles ressources de bénéficier de l'assistance gratuite d’un avocat dans les procédures civiles et pénales. L'État finance cette aide à travers des unités de valeur (UV), dont le nombre diffère selon la complexité des dossiers.
Manque de moyens, financement trop faible, l'aide juridictionnelle devait être réformée, nous a confié Me Joly : "L'aide juridictionnelle, c'est un serpent de mer depuis de nombreuses années. Nous avons réfléchi avec la chancellerie pour monter des groupes de travail afin de trouver des solutions de financement. Parce que le principe même de l'aide juridictionnelle est une chose admirable que la profession finance déjà et qu’elle veut défendre jalousement."
Pourtant, après de nombreuses séances de travail, la ministre de la Justice a décidé de faire passer un projet de loi qui comprend un prélèvement de 5 millions d’euros en 2016 et de 10 millions en 2017 sur les intérêts de fonds placés dans des caisses (Carpa) gérées par les avocats. Des intérêts qui seraient de 75 millions d'euros, selon le ministère. Une demande qui ne passe pas pour Me Joly : "La ministre a décrété vouloir nous taxer de 15 millions d'euros en disant que par la suite on trouvera des solutions. 15 millions pour aider le financement de l'aide juridictionnelle, c'est de la posture et du symbolique. C'est comme si vous demandiez aux médecins de financer le trou de de la Sécurité sociale. Et je sais que ça énerve beaucoup Mme Taubira quand on lui dit ça."
“L’État prévoit des missions qu’il n’est pas capable d’assumer”
Autre point de désaccord fondamental, la rémunération des actes. Aujourd'hui, une unité de valeur (UV), c’est-à-dire la rétribution pour une demi-heure de travail, est payée 22,84 euros. Dans son projet de réforme, la ministre de la Justice a proposé de réévaluer à 24,20 euros les UV. Or le nombre d'UV par acte va être révisé à la baisse, rendant certains dossiers très peu rentables, nous a expliqué le bâtonnier du barreau de Lyon : “Pour l'audition libre, aujourd'hui c’est 88 euros. À Lyon, ça peut prendre deux heures, donc nous ne sommes pas les plus mal lotis. Mais, quand vous êtes à Albertville et qu'il faut aller à Val-d’Isère, c'est compliqué et il faut plus de temps pour la même somme. L'État prévoit des missions qu'il n'est pas capable d'assumer."
Pourtant, de nombreuses mesures dans le texte de loi trouvent grâce aux yeux de la profession. La réforme prévoit par exemple le relèvement du plafond de ressources de 941 à 1 000 euros pour une prise en charge totale et de 1 184 à 1 500 euros pour une prise en charge partielle, permettant à 100 000 personnes supplémentaires de bénéficier de l’aide juridictionnelle. Elle prévoit aussi plus de recours à la médiation et une simplification de l'administratif. "Ce sont de bonnes idées, mais c'est l'arbre qui cache la forêt, alors que le problème c’est le financement", réitère Me Joly.
“Je vois une modification au profit de Bercy des attributions qui sont normalement celles de la chancellerie”
Un événement récent a aussi troublé la profession. Durant le congrès annuel des avocats, qui s'est tenu à Paris le 9 octobre dernier, Christiane Taubira a brillé par son absence et par celle des membres de son cabinet. À l'inverse, un autre ministre a fait parler de lui, Emmanuel Macron, le ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique. Si sa présence à l’événement n'est pas extraordinaire, le symbole du glissement de la justice dans le giron économique interroge.
"Je vois une modification au profit de Bercy des attributions qui sont normalement celles de la chancellerie, s’inquiète même le bâtonnier de Lyon. Le discours d’Emmanuel Macron avait l'air d'être très informé sur la profession d'avocat. La aussi, ça interpelle."
“Je ne trahis pas un secret en disant que le barreau de Paris essaie de prendre la lumière face au CNB”
Si la presse se fait largement l'écho du mouvement de grève contre la réforme de l'aide juridictionnelle, le mouvement peine à convaincre, tant l'image de nantis colle à la peau de la profession. "C'est un sujet technique et compliqué où chacun tire la couverture à lui. Je ne trahis pas un secret en disant que le barreau de Paris essaie de prendre la lumière face au CNB", a regretté Pierre-Yves Joly.
Des débats qui ne sont pas nouveaux, mais qui peinent à être résolus. "En juillet 1914, le barreau de Lyon ne parlait pas encore de la guerre, mais discutait déjà sur l'absence de financement de l'aide judiciaire par l'État en faveur de ce qu'ils appelaient les indigents", raconte le bâtonnier, avant de conclure : "Il y a un siècle, la question se posait déjà."