Le procès des huit syndicats accusés d’abus de confiance et de faux et usage de faux a débuté ce mercredi au tribunal correctionnel de Lyon. Ils auraient capté une partie du budget de fonctionnement du comité d’établissement régional (CER) de la SNCF à leur profit. Et ce, depuis plusieurs années.
Mercredi 26 juin, au tribunal correctionnel de Lyon, rue Servient. Un texto nous prévient : “Manif CGT devant le TGI.” Le temps d’arriver, les syndicalistes font calmement la file devant le détecteur de métaux. Deux rangées compactes, avec quelques allers et retours lorsqu’ils sont contraints de laisser de côté leurs “signes distinctifs”, casquettes rouges notamment. Classique : ils sont venus en nombre pour remplir la salle d’audience C.
10h11, le président ouvre l’audience. Des trois journées prévues pour le procès très attendu des huit syndicats du CER SNCF, il pense n’avoir besoin que de deux. Puis il se retirera, avec ses deux collègues assesseurs, pour délibérer. La décision ne sera rendue qu’en septembre.
Des absents et un homme seul
Défilent à la barre les représentants légaux des syndicats poursuivis pour abus de confiance, faux et usage de faux : l’UPR des cheminots CFDT, l’Unsa-Fédération cheminots, la Fédération générale autonome des agents de conduite (FGAAC), la fédération syndicaliste Force Ouvrière des cheminots, les syndicats de travailleurs Solidaires-Sud Rail, le secteur CFTC Cheminots de Lyon, le syndicat national CFE-CGC de la SNCF et, bien sûr, le plus important d’entre eux, le secteur fédéral CGT Cheminots de la région de Lyon.
Première surprise, personne n’a de nouvelles de la CFTC. L’avocat du syndicat indique néanmoins que “l’antenne de Lyon a été dissoute”. L’information lui serait venue… “de quelqu’un de la CGT”. Brouhaha dans la salle. Seconde surprise, l’avocate de la FGAAC est elle aussi absente. Dans une lettre lue par le président, elle explique que, suite au rapprochement de ce syndicat avec la CFDT nationale, elle n’est plus mandatée dans le cadre du procès. Quant à la CFE-CGC, seule son avocate est présente.
Au premier rang, Willy Pasche est bien seul. L’homme par qui le scandale a éclaté est entouré de “camarades” mais ne reçoit aucun signe d’amitié. Quelques soutiens sont dans la salle, cependant. Mais leur nombre n’est rien en comparaison des hommes venus soutenir “leurs” syndicats.
CGT : question de politesse, sifflement et menace d’évacuation de la salle
Après un résumé du dossier par le président du tribunal, les auditions commencent. À tout seigneur, tout honneur, Laurent Brun, secrétaire du secteur CGT de Lyon, parlera tout le reste de la matinée. Soit quasiment deux heures à la barre, face aux juges. L’homme en impose, par sa taille et par son aisance verbale.
Le président attaque fort et juste : pourquoi le fameux accord, par lequel les syndicats du CER de la SNCF à Lyon se partageaient l’argent du budget de fonctionnement, est-il estampillé “confidentiel” ? “C’est juste un mot, assure Laurent Brun. On aurait pu écrire : “Projet à ne pas diffuser”. Ce document est connu, il a fait l’objet de débats en séance plénière, et la direction de la SNCF est intervenue dessus.” Des explications qui ne convainquent guère le président.
Le juge rappelle les propos d’un ex-secrétaire (CGT) du comité d’établissement, Claude Miachon, interrogé par la police dans le cadre de l’enquête sur l’“accord secret” : certaines “formations” étaient en fait “des réunions, sans formateur attitré, qu’ils [les délégations syndicales du CER, NdlR] considéraient comme des formations” (et facturaient comme telles). Laurent Brun conteste ce propos. Le président du tribunal s’emporte : “Personne n’est d’accord avec personne à la CGT !” Laurent Brun réplique avec des exemples de “vraies” formations – ce qu’il fera tout au long de son intervention… sans jamais répondre directement aux accusations de formations bidons.
Tout au plus admettra-t-il que “nous ne sommes pas bons sur la formulation des factures, d’accord, mais les formations sont réelles ! Écoutez…” Et lorsque le président, de nouveau, s’énerve : “Excusez-moi…” Le président : “On dit “Je vous prie de m’excuser”, sinon vous me donnez un ordre !” Rumeur de mécontentement dans la salle. Quelqu’un siffle. Le président menace sur un ton assassin de faire évacuer la salle si cela se reproduit. Le silence est immédiat.
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Des chiffres qui méritent d’être précisés
Un peu plus tard. Les deux hommes débattent toujours des formations. “Pourquoi certaines d’entre elles ont-elles été dispensées à des non-élus du CER, des personnes qui n’ont rien à voir avec le CER ?” interroge le président. “Je n’ai pas vu cela, avoue Laurent Brun. Sans doute s’agit-il de membres de commissions locales mixtes.” On n’en saura pas plus. Les représentants des autres syndicats préciseront cependant que les formations, pour ce qui les concerne, touchaient strictement les élus du CER.
Le juge se fait alors l’avocat du diable et livre une vision un peu différente de l’accord de répartition des fonds : “On pourrait le comprendre ainsi : il y a du fric à prendre, notamment dans la formation où on peut écrire n’importe quoi ; mais attention, il faut rester raisonnable donc limiter le budget formation à 50 % du budget de chaque délégation syndicale au CER.” Une vision réaliste pour Laurent Brun ? “Ce n’est pas ça. La limite de 50 % a été instaurée afin de garder de l’argent pour les autres activités du CER. Le budget du CER n’a connu que deux années de déficit depuis 2002, dues à l’accumulation de dossiers de restructuration.”
Ce qui est vrai, mais en partie seulement. Depuis 2009, le budget de fonctionnement du CER SNCF de Lyon est certes en excédent, mais un excédent qui a drastiquement chuté en 2011 et 2012, passant de 71 000 euros dans le vert en 2009 à moins de 17 000 euros en 2012. Et il ne faut pas oublier l’autre budget du CER : celui des activités sociales. De plus de 665 000 euros en 2009, il plonge dans le négatif en 2012 à -314 765 euros.
Quant au bilan du CER lui-même, Laurent Brun prétend qu’il est transparent et accessible à tous. Certains élus nous ont confié, à l’inverse, qu’il leur était impossible de l’obtenir, tout comme les PV des réunions. Autre “imprécision” : quand le secrétaire CGT estime à 120 le nombre de personnes occupées par le CER, il semble oublier les récentes suppressions de postes, qui ne laissent que 86 personnes en place.
Dérives “individuelles”
La séance est suspendue à 12h45 et ne reprend que vers 15 heures. C’est alors le tour des représentants légaux des autres organisations syndicales de se présenter devant les juges. Benjamin Rassart (Unsa) insiste sur la confusion probable entre élus CER et représentants syndicaux, notamment dans les dépositions recueillies lors de l’enquête de police.
Un prédécesseur, Joël Bournas, a indiqué aux enquêteurs qu’il avait “continué le système mis en place avant lui parce qu’il était bon pour les syndicats” ? Benjamin Rassart ne commente ni ne répond à ces propos, qui engagent un autre que lui. Le président s’étonne que cet accord de répartition, s’il était aussi transparent et légal que ses signataires le prétendent, n’ait jamais été distribué aux salariés… Benjamin Rassart “ne sait pas”.
Chez Sud-Rail, Éric Meyer ne voit pas, dans cet accord, la définition de “montants à atteindre ou à piocher” – un “droit de tirage”, dira le président du tribunal. “Il s’agit d’un accord destiné à limiter les dépenses proportionnellement au nombre d’adhérents. C’est un principe d’équité”, répond M. Meyer. Réplique du président : “Pourquoi fixer une limite, alors que vous auriez pu organiser un vrai contrôle par le secrétaire et le trésorier du CER ? Cela semble dire : Chez Sud, vous pouvez y aller jusqu’à tant, mais pas au-delà de 50 % de votre budget de fonctionnement.” Quant à la confidentialité du document, Éric Meyer répond sans convaincre : “Une organisation n’a pas forcément envie qu’une autre organisation communique sur ses frais, etc.” “Pourquoi, si tout est clair et normal ?” s’esclaffe le juge.
Éric Meyer parlera à plusieurs reprises des risques de “dérives individuelles” qu’un tel accord permet d’éviter. “Des dérives de la CGT ?” s’exclame le président. “Je n’ai pas dit ça”, répond le syndicaliste. “Attention, c’est la CGT qui a initié cet accord. Vous voulez dire que la CGT aurait provoqué un accord pour se protéger d’elle-même ?” Murmures dans la salle.
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“Si nous n’avions pas accepté cet accord, les élus CFDT se seraient retrouvés sans financement du CER !”
Plus intéressante est l’intervention de Philippe Colin (CFDT), interrogé durant l’enquête et, surtout, signataire de l’accord. “Confirmez-vous qu’une partie du budget de fonctionnement du CER aide – directement ou indirectement – les organisations syndicales ?” interroge d’emblée le président. Silence du syndicaliste, qui demande que la question soit répétée, puis répond par la négative. “Pourtant, à cette même question, vous aviez répondu durant l’enquête : “Je ne peux pas nier qu’une partie de ce budget de fonctionnement aide au financement des organisations syndicales” !” triomphe le juge. Philippe Colin aurait même ajouté que le montant de cet accord avait été “décidé et imposé par la CGT”, et que les autres organisations syndicales “n’avaient pas la possibilité de faire changer ce montant à la baisse”.
Traduction : la CGT, largement dominante, a imposé cette grille de répartition à ses “partenaires” de CER. Le juge lance une perche au syndicaliste : “J’ai le sentiment que vous vous êtes rangé à un système imposé par la CGT mais que vous réprouviez, je me trompe ?” “Si nous n’avions pas accepté cet accord, les élus CFDT se seraient retrouvés sans financement du CER !” confirme Philippe Colin. “Vous vous êtes écrasés”, traduit le président. “Nous avons choisi d’exercer les fonctions pour lesquelles nous avions été élus”, répond le syndicaliste. “On comprend pourquoi c’était confidentiel…”, conclut le juge.
Dernier de la liste, Jean-Louis Basset (Force ouvrière) paraît, à plusieurs reprises, considérer que l’absence d’un tel accord de répartition aurait signifié l’absence de budget de fonctionnement… “Même sans accord, le CER aurait un budget ! l’interrompt le président. Il avait des responsables, un secrétaire, un trésorier pour contrôler !” “Cela aurait été moins transparent sans accord proportionnel”, estime Jean-Louis Basset.
Quant à savoir pourquoi l’accord n’a pas été paraphé par Jean-Louis Ré, alors directeur technique du CER, “cela n’aurait rien apporté de plus, résume le syndicaliste. La responsabilité du budget de fonctionnement était celle du secrétaire, non celle du directeur”. “Relisez la première ligne de l’accord, s’énerve une nouvelle fois le juge. On y voit que les organisations syndicales s’engagent à limiter les frais de formation de “leurs” délégations. C’est un accord politique ! Voilà pourquoi cela ne pouvait rentrer dans le cadre administratif d’un CE. Cela fait un peu mafioso… Si tout est si clair, on en parle, on le fait signer par une autorité, on le diffuse… D’autant qu’il s’agit de l’argent des salariés, pas des syndicats !”
Passes d’armes autour des parties civiles
L’instruction est close à 17h45. Mais la journée ne se terminera pas sans un bon quart d’heure de passes d’armes entre les avocats des syndicats, furieux de découvrir en fin de matinée la constitution de partie civile demandée par Willy Pasche et Nathalie Guichon, tous deux à l’origine de la procédure, et les 94 pièces communiquées à cette occasion.
Chacun des avocats de la défense ou presque prendra la parole à cette occasion, pour dire essentiellement la même chose : la demande est tardive et anticonfraternelle, et la jurisprudence interdit d’y accéder. Mention spéciale à l’avocat de la CGT, qui produit une quasi-plaidoirie contre Willy Pasche, accusé de multiplier les procès “qu’il perd tous, notamment aux prud’hommes” (ce qui est faux : cette procédure, la seule en cours à l’exception du procès du CER et qui concerne des faits de harcèlement moral, n’en est qu’à la départition) et de “polluer tout le temps les débats” dans la presse. Autant pour les “lanceurs d’alerte”, leur utilité… et leur protection.
L’audience sera définitivement levée peu après 18 heures. Rendez-vous ce jeudi pour les plaidoiries de l’avocate de Willy Pasche et Nathalie Guichon, celle du procureur et celles des avocats de la défense.