Procès Preynat : “Vous jugez un dossier à 1000 agressions sexuelles près”

Les plaidoiries des parties civiles ont débuté ce jeudi après-midi. L’occasion pour les avocats de définir les préjudices des victimes en racontant des parcours cabossés.

François Devaux est décrit par sa famille comme un enfant lumineux avant sa rencontre avec l'ancien prêtre. Juste après les agressions (lire ici), ses résultats scolaires chutent. Et se dégradent encore, en quelques années. Les problèmes de discipline aussi. En 1993, le fondateur de La Parole libérée a 14 ans. Sa mère entre dans sa chambre. Elle le retrouve “un foulard autour du cou, le teint bleu, les yeux exorbités, une lettre d'adieux à côté de lui disant dit qu'il veut mourir”, explique-t-elle pendant l'enquête. François Devaux s'en est sorti, en flirtant avec les limites, en conservant un manque de confiance en l'autre. Sa famille a toujours été là. Notamment une mère qui ne lâchait pas. Une sœur effacée mais toujours présente pour discrètement rattraper son frère par la manche. Le foyer n’en est pas sorti indemne. C'est par lui que le scandale est arrivé à Sainte-Foy-lès-Lyon. En dénonçant un prêtre adulé, finalement déplacé par l'Église en cours d'année, la famille Devaux se coupe de son milieu social. En est exclue. “C'est l'enfant qui est agressé, mais c'est toute une famille qui est affectée par cette situation. Une seule agression peut avoir des effets dévastateurs”, résume Me Debbache.

“Dans les gouffres, on tombe”

La salle d'audience est la même que celle de première instance du procès Barbarin. On retrouve certains acteurs aussi. C'est le cas de plusieurs parties civiles et de leurs avocats. Me Debbache, l'avocate de François Devaux, et Me Boudot, avocat de M.F., ont débuté leurs plaidoiries ce jeudi après-midi. Pour obtenir réparation, chacun met en avant son préjudice. Raconte une histoire. Bernard Preynat a reconnu les agressions sur MM. Devaux et M.F. Les a aussi minimisées. Ces faits sont anciens et d’une intensité différente pour chaque victime. Ils sont inscrits dans leurs corps et leurs parcours. L'agression est un trauma. Les conséquences de cette blessure, psychiques ou physiques, ce que la mémoire en garde, sont appelées traumatisme. Quelle que soit l'ampleur du premier, le second peut enfler au point d'exploser une vie.

M.F. a quatre ans quand son père décède. Sa mère, seule avec trois enfants dont un nouveau-né, se réfugie dans la religion. Ils prient tous les soirs pour obtenir la protection de ce père disparu. La religion a une place centrale. “J'avais une confiance absolue.” Le prêtre l'agresse entre dix et vingt fois. Ce n'est plus très clair dans sa mémoire. Bernard Preynat confirme. “Je l'ai beaucoup caressé sur les jambes, les cuisses et la poitrine, dans beaucoup de circonstances. Mais je n’ai jamais mis ma main sous son slip. M.F. l'affirme pourtant. À l'époque, il n’en parle pas, “pour protéger” une mère qui a trouvé un frêle équilibre dans la foi. “Il incarne à lui seul plus les valeurs chrétiennes que Preynat et Barbarin réunis”, dit son avocat.

Quand Bernard Preynat est déplacé de la paroisse Saint-Luc, elle va voir le prêtre pour savoir si son fils a été abusé. Il n'avoue que des gestes déplacés. Pas plus. Elle le croit. Quand la famille F. déménage, la mère de famille demande au prêtre de venir bénir leur nouveau logement. Devant le jeune garçon. “On a tous des petits secrets. Le problème des gros, c'est qu'ils nous font vivre dans un monde parallèle. Son syndrome de stress post-traumatique, il l'a porté tout au long de sa vie. Quelques minutes dans une salle d'archives qui sentait la poussière puis l'aftershave l'ont brisé. Ça a créé un gouffre entre le monde imaginaire de sa maman et la réalité qu'il vivait. Et, dans les gouffres, on tombe”, commente Me Boudot.

Matzneff, Preynat, “ça faisait rire les puissants”

“Dix ou vingt agressions, madame la juge ? Durant le procès, j'ai entendu une comptabilité morbide, presque grotesque”, déplore l'avocat. Pierre-Emmanuel Germain-Thill a dit avoir subi “cinquante faits”. Preynat dit qu’il n’y en a que dix. La victime maintient ses dires. L'ancien prêtre dit quinze. Le parquet dit à l’ancien prêtre que “dix ou quinze fois, ce n’est pas pareil”. Preynat revient finalement sur dix. “Pour mon client, dix ou vingt, c'est du simple au double”, critique Me Boudot. Il enchaîne : “Hier, Bernard Preynat a parlé de trois ou quatre agressions par semaine sans les vacances, chaque année. Si l'on prend quatre agressions pendant quarante semaines, ça fait cent soixante par an. Multiplié par vingt ans, ça fait 3 200. Si on compte cinq agressions, là c'est 4 000 agressions. Vous jugez ici un dossier à 1 000 agressions sexuelles près, quand une seule peut ravager un homme.”

Les deux experts qui se sont succédé à la barre mercredi et jeudi ont insisté sur l'évolution des mentalités entre les années 1970 et aujourd'hui. L'affaire Matzneff en est la preuve récente. La société est-elle plus puritaine aujourd'hui ? “Elle a surtout commencé à prendre en compte la souffrance des enfants”, répond la professeure Liliane Daligand. La loi a évolué pour épouser l'évolution de la société. La prescription de l'agression sexuelle sur mineur est passée de trois ans à compter de la commission des faits (à la fin des années 1980) à dix puis vingt ans à partir de la majorité (aujourd'hui). “L'affaire Matzneff montre que, dans le discours intellectuel, il y avait l’habitude de parler de la sexualité avec les enfants. André Gide disait que la pédophilie c'était l’amour des enfants. Hamilton faisait des photos de jeunes filles prépubères considérées comme des œuvres d’art”, déclarait mercredi le professeur Michel Debout, autre expert interrogé. Me Boudot s'emporte. “Arrêtons de dire “oui c'est la culture de l'époque”. Le Code pénal, il était déjà là en 1980.” Puis il conclut : “Mais il y avait une forme de justice des puissants. Elle est toujours un peu différente que pour les petites gens. Ça faisait rire dans les milieux intellectuels. Moi, je viens de la France profonde, de l'Auvergne. Et, à cette époque déjà, toucher un gamin, ça ne faisait rire personne.”

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