Benoît Josserand tient le Café du Jura, le plus vieux bouchon de Lyon, avec sa mère. Après un-demi siècle à la barre, le duo passe la main.
C'est un page qui se tourne. La famille Josserand, fils et mère (et l'une des dernières "mères" lyonnaises) rendent leur tablier après 49 ans, quasi mois pour mois, de bons et d'aloyaux service rue Tupin.
Très probablement ouvert par un Jurassien à la fin du XIXe siècle, entre l'invention du bateau-mouche et celle du cinématographe, le Jura, comme on l'appelle à Lyon, s'est rapidement imposé comme l'un des piliers du gras double et du sabodet. Et assurément l'un des plus anciens établissements de bouche de Lyon.
"Ceux qui me prennent la tête, ils prennent la porte !"
La "mère" Josserand
Petit retour en arrière. Le 1er octobre 1974, Henri et Brigitte Josserand, fils de boulanger et fille de commerçant agricole, reprennent l'affaire, en grands habitués de bouchons qu'ils sont. Elle a 19 ans, ne sait pas cuisiner et encore moins sur un fourneau à charbon. Sa belle-mère, cuisinière en maison bourgeoise, la formera sur le tas. Elle fréquentera aussi Gérard Antonin (Les Terrasses, à Loyettes, dans l'Ain) et le père Berger (La Mère Bourgeois, à Priay, dans l'Ain, trois-étoiles de 1933 à 1937).
Brigitte Josserand, c'est un caractère bien trempé. "Je suis entière, un brin sanguine » souffle celle qui se fait appeler "la mère". Et d'ajouter, illico presto : "ceux qui me prennent la tête, ils prennent la porte !". Un éternel recommencement finalement... Sur les glaces accrochées aux murs, une vérité très locale donne d'ailleurs le ton : "Pour les clients pressés, les plats peuvent être servis crus et froids !! (signé) La mère"... Tout un poème.
Le Jura marche du tonnerre. Benoît voit le jour, quasi entre une tête de veau et une andouillette. À huit ans, le rejeton fait déjà la plonge. Il reviendra dans le restaurant familial un magistère de sciences humaines et un master d'histoire en poche plus tard – ce qui fait dire à certains qu'il est très certainement le patron de bouchon le plus diplômé de France ! C'est lui qui imposera la sciure, à l'ancienne, sur le carrelage-mosaïque. "Je vois ce que je balaie, ça évite de glisser quand il pleut et puis ça me décape mon sol.".
Lire aussi : Café du Jura. Du porte-pot à la tête de veau, 155 ans d'histoire
Début octobre, le Café du Jura aura donc de nouveaux propriétaires, Daniel Mouton et Edouard Baudin qui tiennent le bouchon Le Val d’Isère, rue de Bonnel, dans le 3e arrondissement, à deux andouillettes des Halles de Lyon - Paul Bocuse.
Retranscription intégrale et textuelle de l'entretien avec Benoît Josserand
Bonjour à tous et bienvenue dans ce nouveau rendez-vous de 6 minutes chrono. Nous recevons aujourd'hui Benoît Josserand. Bonjour !
Bonjour !
Benoît Josserand, vous êtes propriétaire du Café du Jura qui est ni plus ni moins le plus vieux bouchon d'activité, qui date de 1867. Votre mère, la "mère Josserand" est arrivée en octobre 1974 avec votre père. Vous avez pris la main aujourd'hui avec elle et là vous venez d'annoncer que vous rendiez votre tablier. C'est un peu un tremblement de terre dans les marmites lyonnaises. Alors pour quelle raison ?
En fait, on y avait pensé déjà avant le Covid, on pensait à passer la main et puis avec le Covid, on a pris un petit peu de recul, et je me suis dit ah ben tiens je vais reprendre, je vais continuer et puis j'avais je voulais continuer avec un de mes très bons amis qui était un très bon chef et puis il a eu un accident de moto et ça a réveillé des mauvais souvenirs qu'on avait eu, parce qu'on avait déjà eu un employé qui était qui a eu un grave accident, du coup j'ai embauché un autre chef avec qui ça se passe super bien et avec qui on a un vrai une vraie osmose mais du coup ça m'a un peu coupé dans mon élan. Et puis j'avais toujours dit que je revenais au Café du Jura pour accompagner ma mère jusqu'à sa retraite et elle a pris sa retraite donc moi j'ai rempli mon contrat et j'ai envie d'aller vers d'autres d'autres aventures
Alors votre mère, on peut comprendre parce que 1974-2023 ça fait quand même un sacré chemin...
49 ans d'exploitation
... 49 ans. Elle était arrivée à l'époque à 19 ans, elle ne savait même pas cuisiner. C'était sa belle mère qui était cuisinière en maison bourgeoise qui l'avait formée...
Elle avait aussi fait des stages chez Antonin, à à Loyettes, pour ceux qui connaissent, qui était une très belle maison étoilée.
Exact. Mais alors vous, on va dire que vous êtes le le patron de bouchon le plus diplômé parce que vous avez un magistère en sciences humaines et en master d'histoire, vous dites vous êtes quasiment nés, avez été élevé entre la tête de vos l'andouillette mais vous avez d'autres projets professionnels. Pourquoi vous ne reprenez pas, pourquoi vous continuez pas, vous faites pas perdurer famille Josserand au Café du Jura ?
Parce que j'ai j'ai fait le tour, j'ai toujours vécu au-dessus du restaurant. J'ai commencé à aider mes parents, j'avais huit ans donc quand il y avait un employé absent, ça m'arrivait à huit ans d'aller prendre la plonge et puis j'ai fait le tour. J'ai envie d'autres choses. Et puis la restauration, c'est très prenant, c'est un métier passion mais on se rend compte que ben le travail en coupure, qu'on a moins de, on n'a pas de pas de soirée,... Donc j'ai envie de faire une petite pause dans la restauration. Trouver, retrouver un petit peu une vie sociale. Et puis j'ai comme projet de me reconvertir dans la boucherie, me reconvertir dans l'alimentaire. Alors pas forcément comme patron tout de suite, parce que je pense qu'il faut quand même acquérir un geste technique et de l'expérience, donc là pour la prochaine étape, c'est trouver un patron, me former, passer un CAP boucherie, le geste technique, acquérir deux trois ans ans d'expérience et puis après on verra.
Alors la grande question que tout le monde se pose, c'est la famille Josserand part mais est-ce que le Café du Jura ferme ?
Alors je vais rassurer tout le monde : le Café du Jura reste en l'état. Nous sommes propriétaires des murs. Dans le bail, il est interdit de toucher au décor, ce qui fait un petit peu l'âme de la maison. Notre repreneur, Edouard Baudin, détient déjà Le Val d'Isère, qui est un bouchon labellisé et qui est très bien tenu. Il s'associe avec son oncle et tous les deux souhaitent faire perdurer le Jura sans sa configuration.
Donc, ce sont des patrons de bouchon qui reprennent un bouchon, donc au final, rien ne va changer
Exactement et ils gardent l'équipe. On transmet nos recettes, nous on cache rien. Donc ça fait déjà depuis 15 jours qu'on transmet nos recettes un petit peu signatures de la maison: le tablier de sapeur, la tête de veau, les tripes à la lyonnaise et d'autres recettes. Donc là dessus je suis serein.
On en parlait un peu en amont de cette émission : Arlette Hugon du bouchon Chez Hugon, qui est quand même un des bouchons mythiques avec le Café du Jura, va prendre sa retraite aussi. On a l'impression que c'est la fin d'une époque, qu'effectivement les bouchons ,voilà les anciens, partent. Est-ce que c'est la disparition des bouchons . Et est-ce qu'aujourd'hui on n'a pas un problème d'adaptation à la demande, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, les clients ne veulent peut-être plus la même chose qu'il y a 30 ans ?
C'est une certitude. Aujourd'hui, si on faisait dans la dans un bouchon lyonnais la cuisine qu'on faisait dans les années 80, je ne suis pas sûr que ça plaise au plus grand nombre. Aujourd'hui, on est un petit peu victime de notre succès et c'est tant mieux, parce qu'économiquement nos entreprises sont viables, mais maintenant, c'est un petit peu le client qui dicte un petit peu nos cartes parce que si on faisait du rognon, toujours des abats, et d'autres produits, ce serait problématique. Moi j'ai eu des clients qui rentrent qui réservent au Café du Jura, qui s'installent à table, qui lisent la carte et qui repartent en disant "un"Ah non mais votre carte c'est trop bouchon". Ben oui, mais pourquoi vous venez dans un bouchon ?
En gros, ma question c'est : est-ce que un bouchon doit s'adapter à la demande ou au contraire les bouchons doivent être sanctuarisés ?
Là-dessus, je retiens une parole de mon père qui avait dit : "un bouchon doit pas rester un musée. Un bouchon ça doit vivre donc faut évoluer avec son temps. Moi, j'arrête parce qu'en fait ça me demande... comme j'ai connu ce qu'était un bouchon avant, j'ai vécu au-dessus, quand je vois la forme que ça prend aujourd'hui, ça me demande un effort d'adaptation, par rapport à moi, par rapport à mon vécu, mon affinité avec mon bouchon familial. J'ai pas forcément la force de m'adapter à la clientèle actuelle. Et avant de devenir aigri, je préfère passer la main à des personnes qui sauront, eux, s'adapter à la clientèle actuelle, tout en conservant l'âme d'un bouchon.
Merci d'être venu sur ce plateau de 6 minutes chrono. De toute façon, on rassure tout le monde : le Café du Jura existe toujours. Le roi est mort, vive le roi ! Allez-y le Café du Jura, depuis 1867 c'est rue Tupin. Merci beaucoup et au revoir.
Joli reportage; on aurait aimé le menu, les tarifs.
Merci à la famille Josserand.
Vous allez nous manquer.