© BM de Lyon

Littérature : les Alpes croquées par… quelques grandes plumes

Longtemps considérée comme un lieu inaccessible et dangereux, la montagne n’est guère abordée dans la littérature française avant le XVIIIe siècle. Avec la publication de Julie ou La Nouvelle Héloïse en 1761, dont le récit a pour décor les Alpes, Rousseau fait figure de précurseur dans son éloge de la nature sauvage. Devenant lieu de refuge et de contemplation pour les romantiques, de défi pour les alpinistes, la montagne va aussi inspirer les écrivains. Petite sélection de textes d’auteurs (et autrices !) sur nos sommets alpins.

La Mer de Glace : féconde source d’inspiration

En 1741, l’Anglais William Windham, accompagné de son compatriote et grand voyageur Richard Pococke, explore la vallée de Chamonix. Tous deux découvrent un immense glacier, qu’ils baptisent la Mer de Glace et qui, rapidement, devient une excursion incontournable. Autrefois accessible à dos de mulet, le site attire les plus grandes personnalités de leur temps : du peintre William Turner (1801) à François-René de Chateaubriand (1805) en passant par George Byron (1816) ou Victor Hugo (1825), Charles Dickens (1846) et Marcel Proust (1903).

Quarante-cinq ans après cette découverte, en 1786, Jacques Balmat et Michel Paccard réussissent la première ascension du mont Blanc et, dès l’année suivante, Horace Benedict de Saussure, qui avait promis une récompense à qui l’emmènerait au sommet, inaugure la conquête du sommet des Alpes pour des motifs scientifiques.

Frankenstein, né de la contemplation des glaces

D’un père philosophe et d’une mère féministe, qui décède quelques jours après sa naissance, l’autrice Mary Shelley reçoit une éducation anticonformiste. Elle tombe amoureuse à 17 ans du poète (marié) Percy Shelley, avec qui elle s’enfuit, accompagnée de sa belle-sœur. En six semaines, ils traversent l’Europe sur plus de 1 300 kilomètres. Mais Mary tombe enceinte et les jeunes gens, désargentés, rentrent en Angleterre.

Mary Shelley, par le peintre Richard Rothwell © Wikipedia

Deux ans plus tard, en 1816, ils repartent et se retrouvent au bord du lac Léman avec le poète Lord Byron. C’est lors de cet été à la météo désastreuse que les jeunes auteurs se lancent le défi d’écrire une histoire de fantômes et que Mary Shelley conçoit Frankenstein. Ses séjours, en Suisse et à Chamonix, l’inspirent grandement et servent de décor à son roman. C’est dans les glaciers que le docteur Frankenstein retrouve sa créature depuis qu’il lui a donné vie : “Du côté où je me trouvais javais le Montanvert1 exactement à une lieue devant moi et au-dessus de lui s’élevait, dans sa majesté terrible, le mont Blanc. Je marrêtai dans un renforcement du rocher et contemplai ce spectacle merveilleux et prodigieux. La mer, ou plutôt la vaste rivière de glace, serpentait parmi les montagnes qui lenserraient et dont les sommets la dominaient. Leurs pics glacés et scintillants resplendissaient dans le soleil au-dessus des nuages (…) Japerçus soudain (…) la silhouette dun homme qui avançait vers moi à une vitesse surhumaine. Il franchissait dun bon les cratères de glace, parmi lesquels je m’étais avancé avec précaution (…) Je maperçus à lapproche de cette silhouette que c’était le misérable que javais créé.”

Les jouissives aventures d’Alexandre Dumas autour du mont Blanc

En 1932, malade du choléra, Alexandre Dumas, jeune auteur à la mode, célébré pour ses pièces de théâtre mais qui n’a pas encore écrit ses romans historiques, quitte Paris pour un périple de plusieurs mois autour du mont Blanc. À son retour, il publie en feuilleton ses Impressions de voyage en Suisse,ensuite réunies en deux volumes. En 2022, les éditions Guérin ont la bonne idée de publier Aventures autour du mont Blanc, six chapitres de ses soixante-quatre aventures, dans leur fameuse collection rouge, agrémentée de dessins gravés sur bois.

Alexandre Dumas © BM de Lyon

Son récit de voyage qui passe par Chamonix, Martigny, le col du Grand-Saint-Bernard, Aoste… déploie la même verve que Les Trois Mousquetaires.Tour à tour historien, raconteur de sa propre aventure, il interroge, soixante-dix ans après son ascension du mont Blanc, Jacques Balmat qu’il appelle le “Christophe Colomb de Chamouny” et relate les aventures de Marie Paradis, première femme à gravir le mont Blanc. De la Mer de Glace, il écrit : “…devant vous la Mer, un océan de glace, gelé au milieu du bouleversement d’une tempête, avec ses vagues aux mille formes (…). Au bout d’un instant de cette vue, vous n’êtes plus en Europe, vous êtes dans l’océan”.

George Sand : un amour des Alpes mitigé

George Sand, grande marcheuse et voyageuse, qui affirme : “J’ai la passion du vertige, des hauteurs et des précipices”, séjourne deux fois à Chamonix. Cette amoureuse des Pyrénées semble rapporter des Alpes un avis mitigé. En 1934, après son retour de Venise et sa rupture avec Alfred de Musset, dans une de ses lettres adressées à Casimir Dudevant, elle écrit le 30 juillet : “Je cherche en vain dans les Alpes une nature aussi extraordinaire et aussi pittoresque qu’aux Pyrénées.”

George Sand © BM de Lyon

En 1936, accompagnée de ses deux enfants, elle retrouve son ami musicien Frantz Liszt et son amante la comtesse Marie d’Agoult, à Genève. Voyager dans les Alpes leur permet de plonger dans l’anonymat, rejeter les conventions mondaines, si bien que les aubergistes de Chamonix les prennent même pour une troupe de vagabonds suspects. Habillée en homme, George Sand fume cigare sur cigare. De la Mer de Glace, le major suisse Adolphe Pictet, qui voyage avec eux, rapporte les impressions de George Sand : “Cela est beau, s’écrie Franz après quelques moments d’admiration silencieuse. Cela est beau parce que cela est complet : rien ne manque à ce tableau de mort et de silence. — Rien… que la vie, dit George… Pourquoi appeler ceci la mer de Glace ! Le lac de glace, le fleuve de glace, je comprendrais, et j’admirerais peut-être ; mais pourquoi évoquer par un nom l’image bien autrement sublime du vieil Océan du Nord, avec ses montagnes flottantes et ses monstres marins, avec ses ténèbres et les magiques splendeurs de ses aurores boréales, avec ses tempêtes et ses mille voix mugissantes.”2 Quant à George, elle écrira : “Ce que j’ai vu de plus beau à Chamonix, c’est ma fille. Tu ne peux te figurer l’aplomb et la fierté de cette beauté de huit ans, en liberté dans les montagnes…”3

L’esprit mordant de Jean Cocteau à Morzine

Épuisé par le tournage du film La Belle et la Bête qu’il vient d’achever, convalescent après une jaunisse, Jean Cocteau arrive à Morzine en février 1946 pour se refaire une santé. Il commence les premières pages de La Difficulté d’être où il évoque sa maladie : “La douleur me harcèle et je dois penser pour m’en distraire.”

Jean Cocteau © Agence de presse Meurisse / Gallica / Wikipedia

Le poète aux multiples talents porte un regard critique sur ceux qui l’entourent et ne partagent pas ses préoccupations littéraires : “J’écris ces lignes sur une montagne de neige entourée d’autres, sous un ciel maussade. La médecine prétend que les microbes cèdent à l’altitude. Il me semble au contraire qu’ils l’aiment et qu’ils y prennent des forces en même temps que moi. (…) Ces messieurs et dames circulent sous l’aspect médiéval des uniformes sportifs. Ils chaussent les skis, grimpent les pentes et se cassent glorieusement les jambes. Je m’isole le mieux possible, marche dans la neige, m’enferme dans ma chambre et me venge sur cette feuille de ne pouvoir me livrer au seul sport qui me plaise, que 1580 appelait conférence, et qui est la conversation.”

© Leman Mountains Explore

Valère Novarina et les montagnes du Chablais

Fils de l’architecte Maurice Novarina et de la comédienne Manon Trolliet, Valère Novarina passe son enfance à Thonon, entre lacs et montagnes. Écrivain, dramaturge, metteur en scène mais aussi peintre, il a maintes fois mis en scène ses pièces lors du Festival d’Avignon. Dans son livre La Loterie Pierrot, publié en 2009, il revient à son pays natal du Chablais : “Maintenant, montez à la dent d’Oche – en vrai ou en esprit : car gravir la dent d’Oche, ‘Fouji-Yama des Chablaisiens’, c’est aussi une ascension mentale… Un signe de sa nature spirituelle, c’est qu’elle culmine précisément à 2 222 mètres : ces chiffres bégayés sont extrêmement rares en montagne.”


Bien d’autres auteurs ont fait de la montagne la toile de fond de leur roman. Citons l’incontournable Roger Frison-Roche et son célèbre Premier de cordée, hymne à la montagne et aux hommes qui l’habitent, mais aussi La Neige en deuil de Henri Troyat ou encore côté thriller Les Rivières pourpres de Jean-Christophe Grangé, basé dans une ville imaginaire des Alpes françaises sans oublier Les Arcanes du chaos de Maxime Chattam, dont l’intrigue entre Paris et New York passe par les gorges du pont du Diable dans le Chablais en Haute-Savoie.


1 Ancienne orthographe du Montenvers

2 Adolphe Pictet, Une Course à Chamonix

3 “Lettre d’un voyageur”, dans Œuvres autobiographiques

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