Last Train © Rémi Gettliffe

Rock : Last Train en marche

Le plus Lyonnais des groupes alsaciens – et inversement – est sans doute l’une des formations rock hexagonales de la dernière décennie. En ce début d’année, Last Train revient avec un troisième album enragé, nouvelle étape marquante d’une carrière lancée à une vitesse folle et qui fait halte à l’Épicerie Moderne.

Parfois, lorsqu’on se trouve dans une gare à poireauter dans le froid après un Ouigo, un message retentit annonçant un train qui ne s’arrête pas et donc ne prend pas de voyageur. Puis une guirlande de wagons passe à toute vitesse qui ressemble à un train fou. Ce pourrait être ça Last Train : un train qui ne décélère jamais, ne s’arrête pas parce qu’il n’a pas le temps, a l’air d’un fou. Mais à la différence qu’il parvient malgré tout à embarquer à chaque étape de son voyage une foule de voyageurs enthousiastes, comme c’est le cas de ce groupe alsacien qui a choisi de s’installer à Lyon il y a une dizaine d’années. Et ça dure depuis des lustres, cette histoire.

Les dents, les griffes, les armes

Si le groupe a publié ses premiers exploits discographiques il y a une décennie tout juste, il est sorti d’usine bien avant cela. On a pu en voir une illustration, en 2019, dans le clip du titre The Big Picture, extrait de l’album du même nom, le deuxième, ou au début du documentaire sur la naissance de cet album. On y voyait dans un montage d’images, le plus souvent d’amateur, le groupe s’ébattre sur des scènes immenses mais aussi, presque encore enfant, dans le salon d’une maison nichée quelque part en Alsace, ou en représentation dans leur collège Jean-Monnet-de-Dannemarie (Haut-Rhin). Quatre ados, à peine assez grands pour leurs instruments, qui semblaient vibrer d’un irrépressible désir de rock et peut-être de gloire. Une de ces poussées d’enthousiasme comme on en vit parfois quand on a 13 ans mais qui en général a vite fait de retomber suite à la découverte d’une nouvelle passion pas moins éphémère (judo, football, Pokémon…). Un de ces groupes du mercredi après-midi dont la raison sociale est aussi et peut-être surtout de tromper l’ennui pavillonnaire.

Sauf que dans le cas de Last Train, ces récréations musicales faites de reprises (au départ) approximatives ont imprimé quelque chose de durable, comme une force et une détermination à la fois. Last Train, formé par Jean-Noël Scherrer, chanteur-guitariste et, il faut bien le dire, meneur de l’ensemble, Julien Peultier, guitariste (qui deviendra également le vidéaste du groupe et celui de pas mal d’autres), Antoine Baschung, batteur, et Timothée Gérard, bassiste, apprend sur le tas, écume les scènes des bars du Sud-Alsace à un âge où il leur est encore interdit de boire de l’alcool, étend son territoire, se fait les dents, les griffes, les armes et bâtit petit à petit une impressionnante alchimie et enfin le début d’une œuvre.

Il n’est alors plus question, quelque part dans la première moitié des années 2010, de jouer les dilettantes rock’n’roll. Car un jour Jean-Noël Scherrer, à la fois le plus ambitieux et le plus rêveur de la bande, pose, à la suite d’une épiphanie lors d’un concert lyonnais du groupe américain Queens of The Stone Age, un ultimatum à ses compagnons. Ayant bien l’intention de réussir dans son entreprise, il leur laisse le choix : soit il se lance seul de son côté, soit le groupe met tout en pause quelques mois durant et entreprend de se donner les moyens de sa réussite. On connaît la suite. Pour le groupe cela consiste, en toute indépendance, à produire une œuvre qui fera date mais aussi à apprendre à maîtriser les arcanes de l’industrie musicale, domaine dans lequel Scherrer est particulièrement doué. En clair, à avoir un plan et à s’y tenir. Dans cette perspective, le groupe trouve un allié précieux en la personne de l’ingénieur du son et réalisateur musical Rémi Gettliffe, alsacien lui aussi et qui possède un fascinant studio, le White Bat Recorders, étrange vaisseau immaculé, rétro-futuriste et analogique, qui semble promettre un voyage dans l’espace et le temps, quelque part dans un film de science-fiction des années 70. Et qui offre très tôt un avenir à Last Train.

Vue d’ensemble

Talent XXL, organisation sans faille, toujours est-il qu’après toutes ces années de préparation, finalement assez courtes, la sauce prend comme un feu de broussaille, dès le premier EP du groupe en 2015, The Holy Family, porté notamment par les titres Fire et Cold Fever. Mais aussi dès les premières saillies lors des Inouïs du Printemps de Bourges, la même année, que les quatre amis remportent haut la main. Mais ce serait oublier qu’avant même la sortie de cet EP, Last Train a donné plus de deux cent cinquante concerts en deux ans. Et pas dans les bars du Sundgau, non, dans toute l’Europe, en Asie et même aux States. Les quatre ont à peine 20 ans. La chose est confirmée par la sortie d’un premier album, Weathering, qui ouvre le chemin de concerts de plus en plus dantesques et jusqu’en première partie de Muse (un groupe auquel Last Train est souvent comparé à ses débuts), Placebo et même Johnny Hallyday deux soirs de suite à Bercy. C’est là, sur scène, que le groupe s’épanouit, lui qui s’est toujours pensé comme une formation live, accro à la performance et encline à vivre chaque concert comme si c’était le dernier, fantasmant un show où l’on finirait en sang, sur les rotules, et même morts (de fatigue, d’extase, d’on ne sait trop quoi), pourquoi pas ?

C’est un peu de cette manière que Jean-Noël Scherrer conçoit le deuxième album du groupe, un disque assez insensé, pensé comme une expérience live, en tout cas taillée pour de futurs concerts. Pour mener à bien ce projet ambitieux, Last Train s’envole avec Rémi Gettliffe pour la Norvège, direction le studio Ocean Records d’Ålesund, pittoresque bourgade au style Art nouveau, paumée sur une île à l’extrême ouest du pays. Le disque est toujours lardé de riffs rageurs mais se révèle plus pop que le précédent et, paradoxalement à la spontanéité recherchée dans le projet initial, plus travaillé. C’est là d’ailleurs que s’expose toute la dialectique du groupe. Ce dans quoi il peut être amené à se perdre parfois : un goût pour le contrôle et la précision qu’on aimerait faire danser avec une fée spontanéité qui se ne laisse pas facilement apprivoiser. Last Train a le nez creux en décidant d’accompagner la sortie du disque d’un documentaire réalisé par Julien Peultier, également titré The Big Picture. Il s’agit d’y revenir sur la carrière, bien qu’encore jeune, du groupe mais aussi sur les coulisses de l’enregistrement, pas toujours simple, d’un disque assez exceptionnel. Exceptionnel car volontiers épique et parfois rehaussé d’arrangements de cordes exécutés plus tard par l’Orchestre symphonique de Mulhouse, comme sur le très long morceau-titre qui clôt l’album, dix minutes d’une irrésistible montée post-rock. Le disque est encensé et le film laisse paraître l’indéfectible amitié qui unit les quatre membres de Last Train en dépit des désaccords artistiques occasionnels.

Musique de film imaginé

C’est peut-être cette expérience qui conduit Last Train à publier un projet encore plus ambitieux en 2024 : Original Motion Picture Soundtrack. Un troisième album qui n’en est pas vraiment un (pas plus qu’une musique de film), plutôt une bifurcation, une échappée belle, une erreur (volontaire) d’aiguillage, moins de deux ans après la fin de la tournée The Big Picture passée par l’Olympia. Le groupe y puise dans sa discographie des morceaux qu’il déconstruit aux limites (et même bien au-delà) de la musique classique (et de film), malaxe, cite avec un pas de côté, jusqu’à les rendre méconnaissables, comme un immense jeu de piste musical et référentiel dont Last Train fixe les règles avec la complicité du compositeur Fabien Cali et, une fois de plus, de l’Orchestre symphonique de Mulhouse.

Après une telle parenthèse, au retentissement plus confidentiel, Last Train se devait de revenir à ses fondamentaux rock et le fait de belle manière avec un (cette fois) vrai troisième album qui porte bien son nom sorti en ce début d’année : III. Des fondamentaux quelque peu tordus tant on y trouve une autre forme de résonance rock, qui n’est pas sans rappeler les envolées de bruit blanc, la rythmique paranoïaque et le chant étouffé dont le groupe Nine Inch Nails fut le chantre dans les années 90. Ce qui a tôt fait de donner à l’ensemble une esthétique lynchienne rappelant les trous noirs du film Lost Highway.

Mais comme il est impossible de perdre son chemin sur des rails, c’est bien Last Train qu’on retrouve au final, avec ces embardées qui semblent improvisées (et ne le sont peut-être pas). Le programme est annoncé sur le morceau d’ouverture Home, sur l’impossibilité de (re)trouver un chez-soi (et pourtant, donc) : la rythmique halète, les riffs et les larsens frappent par surprise, comme les silences d’ailleurs, l’ambiance est suffocante, on est loin du grand air et des grands espaces de The Big Picture. Mais ce qu’on retrouve de Last Train c’est – au-delà de cette manière de casser le rythme et ce sens du crescendo – cet art des arrangements, cette précision qui se cache derrière un mur de guitare en réalité construit avec la finesse d’une cathédrale. C’est sans doute la marque de fabrique de ce groupe hors norme, hypnotique et souvent émouvant, derrière la couche de muscles, toujours capable d’ajouter un haut niveau d’élégance à la virulence rock. Tout comme cette propension à marquer des étapes, à poser des jalons chaque fois plus imposants tout en ne s’arrêtant jamais, en filant comme un train au fond pas si fou qu’il en a l’air.

III (Last Train Productions/Pias) –Le mercredi 5 mars à l’Épicerie Moderne

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