Depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir, les marchands d’influence ont vite retrouvé leurs marques, et déjà gagné quelques batailles symboliques.
Un mois après l’élection de François Hollande, le lobby pétrolier a frappé fort. Parce que la ministre de l’Environnement Nicole Bricq voulait suspendre le permis d’exploration en Guyane, elle a été rétrogradée au commerce extérieur, sous la pression des entreprises. Assis dans son bureau, situé à quelques pas de l’Assemblée nationale et des ministères, le lobbyiste Paul Boury, qui a orchestré la manœuvre pour le compte de Shell, constate avec satisfaction : “Avec le pouvoir en place, cela se passe bien. Les socialistes se montrent à l’écoute et proches du dossier. Les critères politiques importent moins.”
Le représentant d’intérêt n’est pas le seul à travailler en toute quiétude avec la nouvelle majorité. Cabinets d’affaires institutionnelles, départements internes aux entreprises, fédérations professionnelles..., tous les marchands d’influence arpentent avec bonheur la salle des Quatre Colonnes de l’Assemblée et les cabinets ministériels. Les restaurants huppés Chez Françoise ou Tante Marguerite, les lieux parisiens de prédilection pour ferrer les proies, font le plein. Et, le soir, les lobbyistes accrochent à leurs tableaux de chasse de nombreuses victoires. La proposition qui vise à taxer les plus riches à 75 % a ainsi été édulcorée, le plafonnement du livret A abaissé, le plan social de Peugeot finalement validé par le Gouvernement...
“Arnaud Montebourg, je peux le joindre sur son portable n’importe quand”
Avec le retour du PS aux affaires, les lobbys ont regagné leur influence, quelque peu amoindrie par le mode de gouvernance très personnel de Nicolas Sarkozy. Thierry Coste, le lobbyiste médiatique des chasseurs d’observer : “Dans les faits, le PS n’a pas de problème avec le lobbying. Contrairement à la droite, la gauche est moins hypocrite.” Posté au café Bourbon, un point névralgique pour rencontrer des députés, Fabrice du Repaire, directeur général d’AI2P, qui conseille de nombreuses professions réglementées (avocats, administrateurs judiciaires...), abonde dans le même sens : “Les socialistes sont très ouverts et nous demandent beaucoup d’informations.” “D’une culture de rapports de force, on est en train de glisser vers une méthode du compromis à l’anglo-saxonne”, s’enthousiasme Emmanuelle Garault, présidente de Base, un cercle de réflexion qui œuvre pour la reconnaissance de la pratique du lobbying en France.
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À tous les ministères, les représentants d’intérêts peuvent, en effet, soumettre leur expertise orientée, voire trompeuse, et dans le pire des cas faire du trafic d’influence. Jean-François Roubaud, le président de la CGPME, proche de l’ancien Premier ministre François Fillon, a particulièrement la cote avec les socialistes. “Les socialistes sont plus enclins à travailler avec les branches professionnelles, c’est dans leur culture, reconnaît M. Roubaud. Il n’en reste pas moins qu’on peut avoir tous les ministres directement. Arnaud Montebourg, je peux le joindre sur son portable n’importe quand.” Le ministre du Redressement productif, pressé de trouver des solutions pour l’emploi, ouvre effectivement grande la porte de son bureau. Fleur Pellerin, ministre déléguée en charge des PME et du numérique, se montre aussi très à l’écoute, et la ministre du Logement Cécile Duflot est prête à déjeuner en tête à tête avec les intermédiaires. Matignon est de nouveau un lieu stratégique. “Avant, il fallait aller à l’Élysée pour obtenir gain de cause. Se rendre à Matignon ne servait à rien, sauf pour donner des informations aux collaborateurs du Premier ministre. Ils étaient toujours les derniers au courant”, raille Thierry Coste, le conseiller politique de la Fédération nationale des chasseurs.
HEC connexion, copains de Sciences Po...
La partie n’était pas forcément gagnée pour les lobbyistes. Certes, la gauche de 2012 n’est pas celle de 1981, pour laquelle le monde de l’entreprise et des intermédiaires était un environnement abstrait, étranger, voire hostile. Restait à savoir comment le PS, poussé par son extrême et les écolos – traditionnellement plus réticents aux professionnels de l’influence –, allait se comporter. La montée de Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne a donné à bon nombre d’entre eux des sueurs froides. Certains engagements de campagne, tel le blocage des loyers, celui du prix du carburant et de nombreuses mesures fiscales, comme les fameux 75 % pour taxer les plus riches, avaient aussi de quoi effrayer de nombreuses entreprises et rendre ardue la tâche de leurs représentants d’intérêts. Sans oublier la déclaration de guerre de François Hollande au monde de la finance. La réalité semble avoir rattrapé le Gouvernement. Le maintien des emplois, argument massue toujours avancé par les lobbys, porte. “On ne peut pas être dans le déni de la crise”, juge, implacable, Olivier Le Picard, cofondateur du cabinet Communications et Institutions.
Les lobbyistes défendent d’autant mieux les intérêts de leurs clients qu’ils se sont aussi bien préparés au changement de majorité. Entre février et mai, les cabinets d’affaires institutionnelles ont rencontré tous les responsables thématiques des équipes de campagne. “Éloigné du pouvoir depuis longtemps, le PS nous a facilité les choses”, soutient Fabrice du Repaire, d’AI2P. Pour être bien vus des socialistes, des cabinets ont aussi recruté des collaborateurs marqués plus à gauche de l’échiquier. Réputé proche du PS, Vae Solis s’est fait piquer un de ses directeurs par son concurrent Lysios. Mais le cabinet, qui conseille notamment Suez Environnement, a laissé filer de bon cœur son directeur associé au cabinet de Stéphane Le Foll, le ministre de l’Agriculture.
Dans leur conquête des faveurs des membres de la rue de Solférino, les lobbyistes ne sont pas partis de zéro. Quel que soit le parti au pouvoir, un fin stratège sait qu’il doit ménager les deux bords. Ainsi, Thierry Coste, qui défend les intérêts des chasseurs, cultive-t-il avec soin ses relations avec les socialistes depuis 1981. “Je tisse du lien avec François Rebsamen depuis trente ans, avec Stéphane Le Foll depuis quinze ans et Bruno Le Roux depuis dix ans. Aujourd’hui, le premier est patron des sénateurs socialistes, le second ministre et le troisième responsable du groupe PS à l’Assemblée. Je ne me suis pas trompé dans mes choix”, s’amuse-t-il. Pour avoir un pied à droite et à gauche, Paul Boury sait exploiter l’“HEC connexion”. Politiques, conseillers ministériels et lobbyistes, cela reste un petit monde de connivences, formé dans les mêmes écoles de prestige. Longtemps associé à Raymond Soubie, l’ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy, Paul Boury a toujours entretenu sa proximité avec François Hollande, qu’il a connu sur le campus de Jouy-en-Josas. Olivier Le Picard, de Communications et Institutions, constate aussi d’un sourire : “On retrouve des politiques qui ont exercé des responsabilités importantes il y a plus de dix ans et que nous avons connus pour certains lors de nos études à Sciences Po.” Ça aide.
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Les clubs parlementaires
Dans les mois à venir, les lobbyistes vont redoubler d’efforts pour maintenir la pression. Il s’agit de repérer les élus qui partagent leurs intérêts, ou au contraire leurs opposants pour mieux les convaincre, à coup de déjeuners, de colloques ou de clubs parlementaires. À chacun sa technique.
Marc Teyssier d’Orfeuil, fondateur de Com’publics, a réussi à enrôler plusieurs ténors socialistes de l’Assemblée dans ses clubs parlementaires, sa marque de fabrique. Pour leurs défenseurs, ces lieux payés par les fédérations professionnelles sont des espaces de débat. Pour leurs détracteurs, ces instances servent à flatter l’ego des élus pour mieux faire passer des amendements. Le lobbyiste est ainsi parvenu à convaincre le patron des députés PS Bruno Le Roux à prendre la présidence du club parlementaire de la “table française”. François de Rugy, le coprésident du groupe des élus écolos, et Marie-Noëlle Lienemann, députée PS, ont pris les rênes du club de l’“accession à la propriété”. Pour faire passer des amendements, Fabrice du Repaire, d’AI2P, entend jouer avec les différents groupes parlementaires à l’Assemblée et surtout sur la courte majorité que détient le PS au Sénat. “Jean-Vincent Placé, le patron des sénateurs EELV, occupe une place stratégique. Il risque de s’amuser”, fait remarquer le lobbyiste, qui compte aussi exploiter le flou des périmètres des ministères. “Chacun se marche sur les pieds. Ce que l’on va perdre d’un côté, on va le gagner de l’autre”, se réjouit-il.
La régulation promise se fait attendre
Reste les projets d’encadrement de la pratique du lobbying voulus par la gauche. Là encore, les cabinets d’affaires institutionnelles ne montrent aucun signe de panique. Rien n’a vraiment bougé. La charte de déontologie du Gouvernement promet de rendre publiques toutes les consultations menées dans le cadre d’un projet de texte du Gouvernement. Seul le ministère de la Culture s’est montré bon élève, en ouvrant un site Internet lié à la mission de concertation sur les contenus numériques. La commission Jospin, censée moraliser la vie politique, n’aborde pas la question. Le décret passerelle, qui permet aux anciens ministres de devenir avocats et donc lobbyistes, n’a toujours pas été abrogé. De son côté, le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, a mandaté les questeurs de l’Assemblée nationale. Ils doivent lui faire des propositions pour rendre le fonctionnement du Parlement plus transparent. Pour le moment, rien de très concret ne filtre. “La majorité a affiché sa volonté de mieux encadrer le système, mais on attend de voir les actes”, s’impatiente Myriam Savy, de Transparence International France.
Pour se défendre, les lobbyistes disent respecter des chartes de déontologie – qu’ils ont eux-mêmes instituées faute de véritable régulation. En cas de changement majeur, ils sauront de toute façon trouver la parade. Si les clubs parlementaires ne peuvent plus se réunir à la questure de l’Assemblée nationale, Marc Teyssier d’Orfeuil, premier concerné, a trouvé la solution : “On organisera les réceptions dans un salon haut de gamme baptisé le Neuf-Trois”, s’amuse-t-il. De quoi faire plaisir au président de l’Assemblée nationale, qui ne cesse de revendiquer son attachement au département 93, aurait-il pu ajouter. La flatterie reste l’une des armes implacables du lobbying.
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Paul Boury, lobbyiste le plus recherché sur la place de Paris
À chaque époque, ses stars. Hier, les patrons ne juraient que par la reine de la com’ Anne Méaux, connue pour son entregent dans les milieux de droite. Aujourd’hui, elle est en passe d’être remplacée par Paul Boury.
Henri Proglio, qui était plutôt en cheville avec Stéphane Fouks, d’Euro RSCG, a fait appel aux services du lobbyiste pour mettre de l’huile dans ses relations avec le PS. Le succès est au rendez-vous. Fini les phrases assassines à l’égard du patron d’EDF, comme celles de Michel Sapin et de Manuel Valls pendant la campagne présidentielle. Désormais, face aux rumeurs de son départ de l’entreprise publique, Matignon monte au créneau pour démentir. Et Arnaud Montebourg défend le nucléaire comme source d’emplois ; il est même prêt à s’appuyer sur Henri Proglio pour aider Arcelor Mittal à payer moins cher son électricité. Qui dit mieux ?
Dans le dossier épineux des forages en Guyane, qui a valu l’éviction de la ministre Nicole Bricq de l’environnement pour le commerce extérieur, c’est encore Paul Boury qui était à la manœuvre, pour le compte du consortium constitué par Shell et Total. Guillaume Pepy, qui souhaite quitter la SNCF, entend bien s’appuyer sur son ami Boury, qui le conseille depuis longtemps, pour faire valoir ses nouvelles ambitions.
“J’ai un grand pied à gauche”
Assis dans son bureau situé à deux pas de l’Assemblée nationale, le regard vif et pétillant, Paul Boury plastronne. “J’ai un grand pied à gauche. Mais c’est aussi le fruit de notre bonne réputation et de notre sérieux.” Son cabinet (Boury, Tallon et Associés) n’est en effet pas nouveau dans le paysage. Créée en 1987, sa machine, qui a pour clients aussi bien Monsanto que l’UFC-Que choisir, carbure aux contacts incessants avec le monde du pouvoir. Toutes les semaines, cinq à six déjeuners thématiques sont organisés avec des parlementaires pour ses clients. Les lieux choisis pour les agapes sont sélects : chez Laurent, Ledoyen... Et le ton employé, relax, à l’image de l’expert en influence.
Parmi les députés qui ont été particulièrement assidus à ces manifestations, on recense un certain François Hollande. Les deux hommes se sont connus via l’association des ex-diplômés d’HEC. Les liens ne se sont jamais distendus depuis, bien au contraire. Pendant la campagne présidentielle, Paul Boury a été présenté comme l’un des intermédiaires entre le candidat socialiste et les chefs d’entreprise. Avec André Martinez, autre ex-HEC et surtout conseiller spécial de Pierre Moscovici, Paul Boury est aussi à tu et à toi. Son associé Pascal Tallon, qui a été l’un des piliers de l’association Désirs d’avenir, au temps de la splendeur de Ségolène Royal, retrouve dans les cabinets ministériels bien des têtes qu’il a connues lui aussi à HEC. Alors que le monde du lobbying est plutôt étiqueté à droite, Paul Boury peut faire valoir ses amitiés haut placées à ses clients. Cela n’a pas de prix.
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Cet article est extrait du dossier “Trop puissants lobbys ? Trois enquêtes au cœur des groupes de pression, de Bruxelles à Paris”, paru dans Lyon Capitale n° 715 (octobre 2012).
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