ENTRETIEN - Sociologue, directeur de recherche au CNRS et directeur adjoint du centre de sociologie européenne (CSE), Gérard Mauger perpétue la pensée de Pierre Bourdieu en France. Spécialiste de la jeunesse et des classes sociales, il tente pour Lyon Capitale une explication de texte du score historique du FN dimanche 22 avril. Il y voit l'expression d'un électorat divers qui a pour dénominateur commun de payer cher les conséquences de "l'application systématique des politiques néo-libérales" et appelle à l'émergence d'"une gauche de gauche" dans laquelle les classes populaires puissent se reconnaître sans avoir besoin de pratiquer "la politique du pire".
Lyon Capitale : Comment analyser le score du FN dans "la jeunesse française" ?
Gérard Mauger : Faute d'enquête, impossible de répondre, sans prendre ses fantasmes pour des réalités... Une remarque sociologique élémentaire toutefois : pour rappeler, comme le disait Bourdieu, que "la jeunesse n'est qu'un mot"... Quoi de commun entre une étudiante de Sciences po élevé à Neuilly et un élève de LEP qui a grandi dans le 93 ? Il est vraisemblable qu'il y a, de façon générale, non pas un mais des électorats FN et, dans le cas qui nous occupe, non pas un mais des électorats FN au sein de la "jeunesse française". Il y a toujours eu une extrême droite dans la jeunesse étudiante : sans doute existe-t-elle encore et peut-être se renforce-t-elle ? Et, chez les jeunes des classes populaires, les skinheads (version racistes) ne sont pas non plus une nouveauté. La nouveauté réside, sans doute, dans l'extension prise par les uns et les autres...
L'immigration et l'insécurité posent principalement problème aux jeunes électeurs du Front national. Vous qui avez travaillé sur le phénomène des bandes dans les cités HLM(*), pensez-vous que celles-ci soient pour quelque chose dans le sentiment d'insécurité des électeurs du FN ?
Les thématiques de prédilection de la propagande du FN, relayées et légitimées par le président sortant en campagne, mobilisent, explicitement, des ressorts racistes : l'immigration (et les immigrés) seraient la cause de tous nos maux, à commencer par la délinquance, mais aussi le chômage, "le trou de la Sécu", etc. La question est alors celle de la réception - ou plutôt des réceptions - socialement différenciées - de ce genre de thèmes. L'écho qu'ils trouvent chez la jeunesse d'"extrême-droite nationaliste" traditionnelle (qui a souvent reçu ce genre d'"idées" en héritage), n'est sans doute pas le même que celui qu'il peut trouver chez des jeunes de LEP, parfois confrontés, pour s'affronter dans des joutes viriles, à des jeunes "issus de l'immigration". Quant aux "bandes des cités", le fait est qu'elles focalisent "le sentiment d'insécurité" qui ne se confond pas toujours avec le risque encouru. En effet, si les vieilles femmes expriment un très vif sentiment d'insécurité, ce sont les jeunes des cités (les alter ego des jeunes des bandes) qui sont les victimes de prédilection.
Il y a toujours une majorité d'électeurs frontistes en milieu rural par rapport à la ville. Dans le Rhône par exemple, le FN réalise ses meilleurs scores dans les petites communes du Beaujolais, 35% dans certains villages. Est-ce à dire que les habitants des zones rurales se sentent plus en insécurité que ceux des zones urbaines ? Pour quelle raison selon vous ?
Le caractère rural du vote FN que vous évoquez à propos des petites communes du Beaujolais rappelle utilement ce que je disais précédemment : de toute évidence, il y a non pas un mais des électorats FN. L'épithète "rural" dissimule d'ailleurs des réalités sociales très diverses : si certains villages regroupent des agriculteurs, viticulteurs, éleveurs, etc., d'autres sont de "nouveaux villages" qui regroupent en fait des "ouvriers pavillonnaires" susceptibles d'ailleurs de cohabiter avec des "petites cités" associées à des PME sous-traitantes. Autant de populations différentes, autant de configurations sociales distinctes, autant de raisons différentes de voter FN...
Ce sentiment d'insécurité a-t-il à voir avec les inégalités socio-économiques ?
Quant à la question des inégalités sociales, celle qui, je crois, est en cause dans la propagande FN, est celle qui traverse les classes populaires : entre la fraction "établie" (pour parler comme Elias), celle des "ouvriers pavillonnaires" (le "noyau dur des CDI") qui se sent menacée de "déclassement" (il suffit que l'entreprise locale ferme pour devenir "chômeur de longue durée") et la fraction précarisée, paupérisée (les "outsiders" opposés aux "established" d'Elias) qui se trouve être aussi plus que proportionnellement immigrée ou d'origine immigrée. La commisération affichée par le FN ou l'UMP à l'égard des premiers vise d'abord à attiser les tensions entre ces deux fractions des classes populaires en "blâmant les victimes" (les "assistés", dont les enfants sont délinquants, etc.). Attiser donc les divisions entre ceux qui sont sociologiquement et géographiquement les plus proches et tenter de faire passer les classes populaires "désaffiliées", comme dit Castel, refoulées aux marges du salariat, pour des fauteurs "d'insécurité sociale" (celle dans laquelle peut précipiter inopinément un "plan social"...).
Pensez-vous que l'insécurité et l'immigration soit réellement un problème en France comme le pensent les électeurs de Marine Le Pen ?
Le problème commun aux classes populaires paupérisées et à celles qui redoutent de l'être demain, est évidemment celui des conséquences engendrées depuis trente ans par la mise en œuvre systématique des politiques néo-libérales (à Bruxelles, à l'OMC, au FMI, etc.) et qui n'a rien d'une "fatalité" (la construction de l'Europe néo-libérale ou celle de la "mondialisation" est les résultat d'un travail politique de longue durée) : désindustrialisation, chômage de masse, précarisation, etc.
Qui de Nicolas Sarkozy avec son projet de rénovation urbaine ou de François Hollande avec son contrat de génération et ses emplois aidés est le mieux à même de remédier à ce sentiment d'insécurité des classes populaires selon vous ?
Je ne souhaite pas me prononcer sur les politiques préconisées par les uns et les autres, sinon pour dire que refaire les peintures des cages d'escalier dans les "cités délabrées" ou mettre en place une nouvelle mouture des "politiques d'insertion" et des stages correspondants, c'est évidemment mieux que de ne rien faire, mais que ça ne résout en rien, ni le problème de l'échec scolaire de masse (environ 20% d'une génération sort chaque année sans diplôme du système scolaire), ni celui du chômage masse et de la précarité des jeunes issus des classes populaires, ni par conséquent, celui de la petite délinquance endémique (qui a évidemment quelque chose à voir avec l'échec scolaire et le chômage).
En 2008, vous avez signé avec Pierre Bourdieu, Christophe Charles, Bernard Lacroix et Frédéric Lebaron, une tribune dans Le Monde intitulée : "Pour une gauche de gauche". François Hollande est-il suffisamment de gauche selon vous ?
Le titre de la tribune signée avec Pierre Bourdieu, Frédéric Lebaon et d'autres - "Pour une gauche de gauche" - disait clairement, je crois, le problème posé par le ralliement du PS après 1983 aux thèses néo-libérales (au nom de la "construction européenne" présentée, ou peu s'en faut, comme une forme contemporaine de l'internationalisme traditionnel du mouvement ouvrier...). Cette conversion du PS (son "virage à droite" comme disait Georges Marchais qui n'avait pas tout à fait tort) - au nom aussi du "réalisme" - et l'effondrement du PCF ont laissé une place vide au sein du champ politique : "une gauche de gauche" (et non "une gauche de la gauche"). Et cette absence de représentation politique des classes populaires (c'est-à-dire telle qu'elles puissent s'y reconnaître) n'a évidemment pas rien à voir avec l'abstention et l'audience trouvée par le FN au sein des classes populaires... Cette "gauche de gauche", c'est évidemment le "Front de Gauche" qui l'incarne aujourd'hui, mais "la gauche de gauche" n'a pas vocation, à mon sens, à faire la politique du pire...
(*) Gérard Mauger : Le monde des bandes et ses transformations. Une enquête ethnographique dans une cité HLM, Rapport final de l'enquête financée par la DIV, octobre 2003, 250 p.
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Lire aussi l'enquête de Paul Terra et Raphaël Ruffier-Fossoul sur les électeurs du FN
Ce monsieur oublie de citer une cause importante, il me semble, dans le fait que des gens votent FN, ce sont les gens comme lui qui tournent autour du pot. Pas un mot sur l'utilisation de l'émigration pour faire baisser les salaires, sur la drogue et les zones de non droit, ni même sur l'insécurité criante dans les transports en communs Parisiens. Je ne parle pas de l'utilisation de l'étranger par la droite et la gauche pour les élections.