Eau de Lyon – Champ captant de Crépieux-Charmy © Tim Douet
Eau de Lyon – Champ captant de Crépieux-Charmy © Tim Douet
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Lyon : la bataille de l’eau aura bien lieu

“Corruption”, “trafic d’influence”, “contrats léonins”... Lorsque l’on évoque le marché de l’eau, les qualificatifs ont la vie dure. Pourtant, depuis dix ans, la situation a évolué. À Lyon, la bataille de l’eau aura bien lieu en 2019 et les acteurs sont déjà positionnés sur un terrain largement transformé.

Dans le monde de l’eau, Lyon est un symbole. Bien que l’or bleu lyonnais n’ait pas été géré en continu par des entreprises privées sur les derniers cent soixante ans, les deux leaders mondiaux plongent leurs racines dans la cité. En 1853, suite à un décret impérial de Napoléon III, Lyon délégua la première concession d’eau au monde à la Compagnie générale des eaux (devenue depuis Veolia). En 1880, le Crédit lyonnais créait la Lyonnaise des eaux et de l’éclairage (aujourd’hui dans le giron de Suez). Le tableau était planté, Lyon avait engendré deux des plus grands symboles du XXe siècle, non sans péripéties. En 1885, la municipalité ne veut pas renouveler le contrat de la Compagnie générale des eaux (CGE), mais ne parvient pas à rompre la concession, qui sera prolongée d’une année sur l’autre jusqu’en 1900. Lyon passe alors en régie. La CGE en profite pour convaincre les communes de la périphérie. En 1969, la création de la Courly, ancêtre du Grand Lyon, change la donne, avec une unification de l’eau sur son territoire. L’année suivante, on opte pour la délégation de service public (DSP). En 1986, la Générale des eaux obtient une délégation de trente ans sur la majorité de la Courly (85 % du marché), laissant quelques miettes à la Lyonnaise des eaux, future Suez (15 % du marché). Ce contrat géré par la CGE, devenu ensuite Vivendi puis Veolia, sera considéré comme l’une des références du léonin. En arrivant, la CGE propose de reprendre la dette, estimée à 500 millions de francs, à des taux d’intérêt indexés sur le coefficient K du prix de l’eau (qui permet de calculer son augmentation ou sa diminution). Au bout de trente ans, cette dette aurait coûté à la métropole au moins 200 millions d’euros, selon les estimations les plus optimistes, même si certains n’hésitent pas à parler de 500 millions, échelle haute. En 1997, dans une lettre d’observation, la chambre régionale des comptes pointe plusieurs outils qui permettent à la CGE d’importants revenus, tout en affichant une rentabilité faciale “acceptable”. D’aucuns pensent que cette lettre va faire office d’électrochoc, et la population s’emparer du sujet. Il n’en sera rien. Lyon est tombé dans le piège de l’eau et ne semble pas vouloir en sortir. Quant à la CGE, elle n’a aucun intérêt à franchir la ligne jaune. “Plus ils respectaient leur contrat, plus ils gagnaient d’argent”, résume une de nos sources.

Le tournant Collomb

À la fin des années 1990, l’ancien maire de Grenoble Alain Carignon est condamné pour corruption et recel d’abus de biens sociaux après avoir donné le marché de l’eau de sa ville aux groupes Merlin et Lyonnaise des eaux. L’affaire est un séisme en France, mais bon nombre de villes doivent aller jusqu’au bout de leur long contrat (elles passeront parfois en régie bien plus tard, à l’image de Paris en 2009). À Lyon, la bataille rangée commence dès la fin de l’ère Barre. En 2001, Gérard Collomb hérite du dossier brûlant d’une délégation eau potable qui devait encore durer quinze ans. Le nouveau maire de Lyon, tout juste arrivé au pouvoir, ne parvient pas à changer la donne lors de la négociation quinquennale de 2003 : le prix ne baisse que de 5 %. La CGE, devenue Vivendi en 1998, s’offre des taux de rentabilité proches de 25 %. “Si on ne faisait rien, d’après nos estimations, en 2012 et 2013 ils auraient margé en réel à 100 %”, se rappelle Gérard Claisse, vice-président métropolitain chargé de la politique d’achat public. Après les polémiques sur les “marchés pipés” du Grand Lyon, Gérard Collomb sait qu’il faudra obtenir plus de Veolia à l’avenir. Durant les années 2010, lors des négociations quinquennales, un point cristallise les dérives du système, souligné par la chambre régionale des comptes dès 1997 : des investissements passaient sous forme de provisions, qui n’étaient pas forcément utilisées, sauf en cas de casse. En clair, Veolia augmentait encore sa marge en ne réalisant pas les travaux prévus au contrat. Le montant de ces “provisions pour renouvellement” dans le Grand Lyon est estimé à 94 millions. “C’est grâce à la consolidation de toutes ces garanties du secteur de l’eau transformées que Vivendi a pu racheter les studios Universal”, synthétise Gérard Claisse. Au début des années 2000, Lyon est aussi dans le peloton de tête des villes où l’eau est la plus chère, un comble alors que sa situation exceptionnelle au pied des Alpes, avec un champ filtrant à côté du vieux Rhône, est naturellement si efficace que l’eau ne nécessite aucun autre traitement qu’un léger ajout de chlore pour résister à l’état vieillissant des tuyauteries. Une chance pour Vivendi, devenu Veolia en 2003, les habitants du Grand Lyon n’ont pas le sentiment de payer plus cher qu’ailleurs, car l’assainissement, qui figure sur la même facture, est particulièrement compétitif… Veolia n’y est pour rien : l’assainissement est géré par une régie considérée comme l’une des plus efficaces de France en matière de technique comme de coût. En 2008, pressé par les associations de consommateurs d’eau d’attaquer en justice Veolia pour obtenir une indemnité sur les travaux non réalisés et casser un contrat léonin, Gérard Collomb impose à la place à son fournisseur d’eau une baisse des prix de 15 %. Veolia accepte sans sourciller. L’image est sauve pour le groupe comme pour le maire, mais le Grand Lyon reste coincé avec le même contrat jusqu’en 2015, obtenant juste une rupture anticipée d’un an, grâce à l’arrêt Olivet sur les contrats conclus il y a plus de vingt ans. Il faut désormais choisir la suite de l’histoire.

Les scénarios

Branlebas de combat au Grand Lyon, où plusieurs philosophies s’affrontent sur la suite à donner. Gérard Collomb n’a jamais caché sa préférence pour la délégation de service public ; le style Collomb est alors celui des partenariats public-privé, des délégations, du rayonnement grâce aux entreprises qui travaillent au service de la métropole, à l’image de JCDecaux et ses Vélo’V. Ces entreprises qui savent rappeler leur utilité à l’occasion des grands événements comme la Fête des lumières, dont elles sont partenaires, ou quand il faut remplir une nouvelle tour – cf. Incity, où la SNCF a installé sa direction générale des TER sur dix-huit niveaux. Pour l’eau, plusieurs scénarios sont étudiés, dès 2012. La mise en régie est rapidement écartée, sur l’argument, assez étonnant pour un Gérard Collomb élu depuis 2001, que les services n’ont pas eu assez de temps pour s’y préparer. On évoque un scénario hybride, avec une DSP d’un côté du Rhône, une régie de l’autre ; cela aurait permis de comparer, mais le risque politique est fort, avec un prix de l’eau qui ne serait pas le même sur les deux rives. Autre solution hybride : faire passer la production en régie et laisser en DSP la distribution. Le problème est cette fois technique ; impossible de savoir qui est responsable en cas d’incident. Sans surprise, c’est donc le dernier scénario qui est choisi : la délégation de service public. Elle ne dure cependant plus que huit ans. Plusieurs promesses sont également faites : cette DSP doit servir à la mise en place des outils permettant la séparation entre la production en possible régie et la distribution en DSP, voire d’une régie sur l’ensemble.

Et on repart avec Veolia !

Trois acteurs candidatent : Veolia, Suez et Saur. Les propositions n’ont plus rien à voir avec les habitudes du passé. Aucun n’est à plaindre, après des rentabilités confortables, la métropole les contraint à mieux détailler leurs charges pour éviter qu’elles ne soient gonflées artificiellement. Les rentabilités moyennes affichées par les candidats sont de 4,9 % pour Veolia, 7,1 % pour Suez et 6,7 % pour Saur. Veolia parvient à obtenir les meilleures notes sur l’ensemble des critères et va même permettre à Gérard Collomb d’annoncer une diminution du prix de l’eau de 20 %. Lors du vote pour entériner le choix de Veolia, le président de la communauté urbaine lancera, taquin : “Ceux qui font leurs courses tous les jours aimeraient bien retrouver les prix de 1994.” Ce choix fait grincer quelques dents. “Si ça n’avait tenu qu’à moi, je n’aurais pas pris Veolia, juste pour le symbole, mais ils étaient les mieux notés…”, affirme aujourd’hui un élu de la majorité. Mais, grâce à la baisse du prix et aux promesses d’utiliser cette délégation pour préparer la suite, il passe néanmoins sans encombre. Une formule est répétée à l’envi : le Veolia de 2014 n’est plus la Générale des eaux de 1986, ni le Vivendi de Jean-Marie Messier. “On gagne beaucoup moins qu’avant, reconnaît un cadre de l’entreprise. Mais une infime partie de beaucoup, c’est toujours confortable… Lyon est un symbole, perdre la ville c’était envoyer un mauvais signal. La direction a choisi de faire de nombreux efforts : si Lyon basculait en régie, c’était un séisme historique.”

Sous surveillance

Tout n’est cependant pas parfait dans le meilleur des mondes de l’eau. Souhaitant se protéger des abus, le Grand Lyon s’est doté de plusieurs garde-fous. Pour éviter la corruption, les postes clés travaillent en binôme et s’autocontrôlent. Veolia a dû se plier à une relation sous la surveillance de l’autorité organisatrice, mettre en place un télérelevé, avec des compteurs communicants qui font remonter la consommation à distance, et installer un système informatique de contrôle du réseau auquel peut accéder la métropole. Elle récupérera l’intégralité de cet outil à l’issue de la DSP. Veolia doit aussi déployer de nombreux capteurs pour détecter les fuites et accéder au rendement de 85 % demandé par l’Union européenne. Concrètement, pour 100 litres captés, 85 arrivent au robinet et 15 sont perdus. Ce pourcentage reste le strict minimum, quand des pays comme l’Allemagne ou le Danemark traquent la moindre fuite. Paris affiche un taux de 90 %, avec l’avantage d’avoir un réseau visitable, quand Lyon et ses installations enterrées portent de grands espoirs dans ce développement de capteurs. Parallèlement, pour éviter des charges gonflées, lorsque Veolia fait appel à des prestataires externes pour des travaux supérieurs à 90 000 euros, elle a l’obligation de faire jouer la concurrence. “Quand on comparait les bordereaux du délégataire, par rapport à ceux de la direction de l’eau, l’écart sur le prix des travaux était de 30 à 40 %, se rappelle Gérard Claisse. Maintenant, on fait des audits pour vérifier que les prix sont dans la norme.” La facture baisse pour les Lyonnais. Veolia a rogné sur ses marges, mais aussi sur ses charges : les frais de siège ont été diminués de moitié, passant de 5 millions en 2014 à 2,3 millions en 2015 (sur onze mois). Simultanément, les frais de personnel baissent également, un peu trop même : à la fin de la première année, certaines prestations ne sont pas au niveau. “On a demandé au délégataire de remettre plus de personnel”, explique Gérard Claisse.

Des taux d’intérêt pouvant monter à 5,5 %

Dans le rapport de cette même année 2015, un détail attire l’?il : Veolia parvient à faire un résultat avant impôt de 12,9 millions d’euros, soit une rentabilité de 16,29 % (10,8 % après impôt). Dans une délibération, la métropole de Lyon explique cet excellent chiffre par plusieurs facteurs : “Des ventes d’eau supérieures aux estimations, des volumes des travaux exclusifs et des prestations de services supérieurs aux prévisions”, ainsi qu’une baisse des charges due à “des frais d’assurance optimisés, à l’absence de paiement de taxe foncière (les travaux des nouveaux locaux administratifs à Rillieux-la-Pape ayant été retardés), des frais de personnel inférieurs aux prévisions (déficit en termes de personnel par rapport à l’effectif prévisionnel), l’optimisation des frais financiers et de la dotation aux amortissements inférieure au compte d’exploitation prévisionnel du fait des retards sur les investissements (retard pour les nouveaux locaux administratifs notamment)”. Ces locaux administratifs reviendront à la métropole à l’issue des huit ans de délégation. Visibles dans l’exercice 2016, ils changent la donne : Veolia affiche désormais une rentabilité avant impôt de 6,3 % (4,5 % après impôt). Le chiffre est encore élevé, la métropole espérant une rentabilité après impôt autour de 3 %. Autre ligne qui attire l’attention, les charges financières : 639 000 euros en 2016, 246 000 euros en 2015. Pour financer ses travaux, la structure lyonnaise de Veolia emprunte à sa maison mère à des taux pouvant atteindre 5,5 %, selon la délibération du Grand Lyon (3,37% en 2015, 2,70% en 2016). Interrogé à ce sujet, Gérard Claisse confie que la métropole “pourrait emprunter autour de 0 %”, tout en précisant : “Sur l’ancienne délégation, les taux étaient à 15 %, aujourd’hui ils sont un peu élevés par rapport aux taux du marché, mais la métropole peut avoir intérêt à faire porter les investissements par des délégataires pour ne pas dégrader son niveau de dette. C’est un choix politique, sur ce qu’on finance en direct et en priorité. Dans tous les cas, les investissements dans cette DSP deviennent propriété de la collectivité.” En résumé, la métropole accepte un mauvais taux de crédit pour présenter officiellement une bonne gestion budgétaire… Pour Veolia, ce sont des revenus en plus. Reste que, même si les charges sont plus transparentes que dans les années 1980, le contrôle est continu. “Il est plus compliqué de faire disparaître les marges réelles dès que la collectivité déploie des moyens humains et financiers, assure Gérard Claisse. Avant, on avait des banquiers face à nous, aujourd’hui on a des professionnels de l’eau.” Une réflexion que relativise un cadre d’une grande entreprise de l’eau : “Les métropoles ont eu des ingénieurs en face d’elles le jour où elles ont commencé à en avoir dans leurs services. Avant, c’était : Débrouillez-vous, on ne veut rien savoir. Les contrats se sont rééquilibrés le jour où les gens ont commencé à les lire.”

Quatre prochaines années musclées

L’agenda de l’eau s’annonce aujourd’hui chargé, avec plusieurs échéances majeures. La métropole se prépare notamment à un bilan de mi-contrat avec Veolia, et sa très bonne rentabilité sur les premières années pourrait entraîner quelques négociations musclées. “S’il faut, on réajustera, assure Gérard Claisse. Pas spécialement sur le prix, mais peut-être sur le niveau des investissements. On est aussi attentif sur le taux de l’impôt sur les sociétés, qui va baisser. Moins d’impôts, c’est plus de marge pour le délégataire.” Selon nos informations, la métropole compte regarder du côté du renouvellement des installations et pousser Veolia à faire plus sur ce secteur jugé “insuffisant”. En 2019, la métropole se penchera aussi sur la question de la délégation suivante et la régie pourrait bien revenir au c?ur des débats. Gérard Claisse remet sur la table l’un des scénarios qu’il défendait lors des dernières réflexions : “À titre personnel, la solution “production en régie, distribution en DSP” me semble intéressante. Pour ceux qui veulent une régie à 100 %, je réponds qu’il y a des bonnes régies comme de mauvaises DSP, et des mauvaises régies comme de bonnes DSP. Le débat de fond sur le choix est politique.” Le scénario d’un passage en régie a été étudié et se conclut, selon les services, par un bilan financier très proche de celui d’une délégation. Inversement, alors que certains craignent un passage de l’assainissement de la régie vers une DSP, Gérard Claisse balaie l’hypothèse : “Ce n’est pas à l’ordre du jour.” Aujourd’hui, les professionnels de l’eau sont loin d’être sereins sur leur avenir à Lyon. “Les lobbys pro-régie sont désormais très structurés et interviennent sur des villes précises, estime un expert. Ça commence à Lyon, qui est un symbole historique. La bataille aura bien lieu.” Quant à la métropole, elle pourrait avoir intérêt à brandir le spectre de la régie pour négocier, à en croire ce professionnel du secteur : “La gestion en régie devient un concurrent sérieux pour les entreprises privées. Maintenant, les collectivités ne décident pas du mode de gestion dès le début, mais gardent la régie comme un concurrent virtuel. Le prix de l’eau peut varier en fonction de nombreux facteurs, mais la vraie question à se poser c’est bien : quelle politique voulez-vous avoir en matière d’eau ?” Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur l’or bleu sont multiples : risque terroriste, nouvelles formes de pollution (résidus plastiques, produits médicamenteux), raréfaction de la ressource. En 2050, avec le réchauffement climatique, le Rhône pourrait avoir perdu 30 % de son débit, selon l’agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse. Quel impact aura cette diminution sur le champ captant de Crépieux/Charmy, qui fournit 90 % de la consommation de la métropole ? “La ressource est abondante, mais vulnérable, estime Odile Fournier, de la direction de l’eau. On n’est pas en alerte, mais on est en vigilance. La recherche de nouvelles ressources complémentaires prend quinze ans, on prépare un nouveau schéma général pour 2020-2035.” Au-delà des questions de régie et de DSP, Lyon doit alléger sa dépendance à ce champ captant. Quand les professionnels de l’eau ont pu s’offrir de belles rentabilités avec une situation géographique idyllique pour la production, l’heure est venue de multiplier les sources.

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Article publié le 30/03 dans Lyon Capitale d'avril 2018

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