Lyon Capitale, 20 septembre 2001

Quand Raymond Barre répondait à Lyon Capitale sur les fonds secrets

Le "père la rigueur" a bien dupé son monde. Devenu maire de Lyon en 1995, pour "tourner la page" des affaires Noir, l’ancien premier ministre avait, selon les informations du Canard Enchaîné, dissimulé un petit pactole en Suisse. Issu pour partie des fonds secrets de Matignon ? La question de leur utilisation lui avait été posée par un journaliste de Lyon Capitale lors d’une conférence de presse houleuse, le 11 septembre 2001.

"Lyon Capitale, vous avez défoncé le caniveau". Une heure avant les attentats de New York, le 11 septembre 2001, Raymond Barre tenait une conférence de presse pour annoncer son soutien à son premier adjoint Thierry Philip pour les municipales de mars 2002, auxquelles il ne se représentait pas. Philippe Chaslot, l’un des fondateur de Lyon Capitale, était présent pour le questionner sur son bilan municipal, mais aussi sur l’usage des fonds secrets, dont le Canard Enchaîné avait (déjà) révélé qu’il les avait récupérés dans les coffres de Matignon juste après la défaite de la droite en mai 1981. Les questions ont eu l’art d’énerver l’ancien Premier Ministre, comme le raconte Philippe Chaslot dans son article, que nous republions alors que le Canard Enchaîné vient de révéler qu’une information judiciaire a été ouverte en 2016 pour "soupçons de blanchiment de fraude fiscale" au sujet d’un compte en banque en Suisse au nom de Raymond Barre, contenant près de 11 millions de francs suisses… Le Canard rappelle qu'à son décès en 2007, celui qui était surnommé le "père la rigueur" depuis qu'il avait imposé une cure d'austérité à la France à la fin des années 70, avait laissé un patrimoine déclaré proche des 14 millions d'euros, une belle fortune, et même "une vraie surprise" pour le palmipède, qui relève que "les fonctions successives de Raymond Barre - professeur d'Université, commissaire européen, chef du gouvernement, député et maire - ne permettaient en aucun cas d'accumuler autant de millions."

Et c'est une alerte anonyme d'un employé de banque suisse en 2013, copies d'écrans à l'appui, qui a mis les services fiscaux sur la piste du trésor caché en Suisse, équivalent en 2007 à 6,8 millions d'euros. Selon Marianne, les services fiscaux ont alors alerté leur ministre de tutelle, à l'époque le socialiste Michel Sapin, qui en aurait alors informé le président François Hollande lors d'un tête-à-tête. Une consigne de clémence a-t-elle été passée ? En tout cas, les services fiscaux ne déclenchent pas de poursuites pénales, comme ils en ont le monopole, mais le patron de la Direction générale des finances publiques, Bruno Bézard, fait néanmoins la démarche d'alerter le parquet au nom de l’article 40, qui oblige les dépositaires de l'autorité publique de dénoncer les éventuels faits délictueux dont ils ont eu connaissance.

 

 

Article issu de Lyon Capitale, numéro 343, 20 septembre 2001.

Politique. Dans le cadre des prochaines législatives, Christian Philip s’est déclaré candidat pour succéder à Raymond Barre dans la quatrième circonscription. Barre est venu lui apporter son soutien. Mais, interrogé sur Elf et les fonds secrets, il a perdu son sang-froid.

Les adieux tragiques de “Tatie Danielle”

11septembre 2001. Ah qu’il fait beau ce matin-là ! Raymond Barre, guilleret, se dit qu’il a vraiment de la chance et qu’il a bien choisi son jour. Accompagné de Michel Mercier, président de l’UDF du Rhône, et de Christian Philip, son ancien premier adjoint, le voilà qui pénètre dans un petit café de Montchat, au cœur de cette quatrième circonscription de Lyon dont il est député depuis 1978. Barre a déjà annoncé qu’il ne se représenterait pas. Mais dans le cadre des législatives du printemps prochain, il vient ce jour-là, devant la presse, soutenir la candidature de son suppléant Christian Philip qui, lui, souhaite reprendre le flambeau. Philip aura à affronter Charles Millon qui pense déjà avoir gagné cette circonscription qui est considérée comme une des “planques dorées” de la droite en France.

“Si Eva Joly me convoque, j’irai”

C’est donc ravi, et sourire en bandoulière, que Raymond Barre aborde cette conférence de presse, après avoir serré quelques mains et vaguement reconnu certains visages. Mais trois quarts d’heure plus tard, le même Barre ressortira blême et furibard, pestant bruyamment contre “ces questions de journalistes... mais d’une stupidité !”. Entre-temps, il faut dire que les journalistes présents ont effectivement posé quelques questions.

Après que Christian Philip a indiqué vouloir conduire “une campagne déterminée mais sans précipitation” (sic) et après que Raymond Barre a curieusement justifié son appui par un “Je souhaite que Christian Philip soit élu, j’ai une dette envers lui” (sic), quelques questions fusent qui vont bien vite faire monter au rideau l’ancien Premier ministre. “Au second tour, y aura-t-il désistement réciproque entre vous et Charles Millon ?” Cette question n’a pas le temps d’atteindre Christian Philip à qui elle s’adresse. Barre, qui semble déjà avoir oublié les municipales, coupe en s’énervant : “Ah ça, c’est bien une question de journaliste !” Puis des interrogations renvoient Barre à son bilan, à la situation financière pour le moins délicate dans laquelle il laisse la ville.

L’ancien maire piqué au vif, lance en vrac : “J’ai dépensé de l’argent et j’en suis très heureux [...]. Il n’y a pas un sou qui n’a pas été employé pour le service de Lyon et des Lyonnais [...]. La finance quand elle se traduit par des allocations, ça ne va pas loin. Et puis les socialistes étaient parfaitement au courant [...]. Le propre d’un mandat n’est pas de laisser un trésor à son successeur”. “Sans parler de trésor, une situation financière saine aurait fait l’affaire”, lui répond en substance une salle dubitative, ce qui fait monter d’un cran la colère de l’ancien maire qui devient alors assez incontrôlable. La réunion tourne en sucette : Michel Mercier, consterné, se tait comme si déjà il avait connaissance des bourdes qui vont pleuvoir. Barre refuse tout d’abord de se prononcer sur la réintégration ou non de Charles Millon, dans le champ républicain, “Ce n’est pas à moi de porter un jugement.” Puis une nouvelle question fait allusion à un billet d’avion pour Moscou qui a été offert par Elf à l’ancien Premier ministre : “Craignez-vous une mise en examen dans l’affaire Elf ?”, lui est-il demandé. “Si Eva Joly me convoque, j’irai ! Je suis tout à fait indifférent (à cela, NDLR) ! Mais là, nous atteignons le caniveau !”, répond Barre excédé, au bord de l’implosion. Vient ensuite le sujet des fonds secrets qui a fait polémique tout l’été. Depuis vingt ans Barre ne s’est jamais exprimé à ce sujet. Pourtant, en 1981, il a inauguré une pratique plutôt légère de la chose en emportant avec lui, après la défaite de Giscard, plusieurs centaines de milliers de francs. Personne n’a jamais su si la somme avait servi pour sa campagne de 1988 ou pour sa maison de campagne du midi.

“Tout ça, c’est de la cocasserie”

Le Canard Enchaîné a révélé que vous êtes parti de Matignon en emportant avec vous près de dix millions de francs provenant des fonds secrets. Cela a été plusieurs fois réécrit, documents à l’appui. Démentez-vous cette information ?” Barre n’en peut plus : “Tout ça, c’est de la cocasserie. Je ne rentre pas dans ce genre de débat, je refuse de démentir. J’ai géré les fonds secrets selon les règles.” Barre essaie de noyer le poisson en ridiculisant Le Canard : Le Canard Enchaîné a même parlé de sept milliards !”, dit-il. Ce qui est faux. Mais cette fois-ci, ça y est : le camp est levé, la “sortie politique” de Raymond Barre a été gâchée, “sa” matinée est partie en vrille. Sur le trottoir, mi-amusés, mi-saisis par le pathétique de la situation, les journalistes dans leur ensemble sont une dernière fois la cible des aigreurs de l’ancien Premier ministre. “Et vous Lyon capitale, vous avez défoncé le caniveau !”, rajoute Barre, hors de lui, faisant allusion à la question sur les fonds secrets. Il s’en va, très en colère. “C’est les adieux de Tatie Danielle”, entend-on dans l’assistance, reprenant le surnom que les employés de l’hôtel de ville avaient donné à Barre pendant son mandat. En tout cas, pour une fois, le subliminal et très barriste message “après moi le déluge” prenait tout son sens. Une heure après, un déluge de feu tombait sur New York.

Philippe Chaslot

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