Les deux diagnostics convergent vers le constat de la quasi-absence de colorations utopiques au cours de cette présidentielle.
Entendons ici utopie, non comme une fuite hors du réel, mais comme l'horizon d'un ailleurs servant d'aiguillon à l'action. Un des fondateurs de la sociologie allemande, Max Weber, saluait ainsi ce type d'utopie dans sa célèbre conférence sur "Le métier et la vocation d'homme politique" (1919) : "on n'aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s'était pas toujours et sans cesse attaqué à l'impossible" !
Contre-utopie que l'univers de conflits ethnico-nationaux porté par l'infect Le Pen. Peu ragoûtant, dans un cadre encore républicain mais courant après le premier, que le "plus de flics et plus de compétition économique" de Sarkozy. Côté gauche, le garde-à-vous devant la Marseillaise et la crainte de la plus timide réforme fiscale se présentent comme Royalement fades. Quant à Bayrou, il incarne platement le un peu à droite/un peu à gauche, qui est justement l'axe des politiques sociales-libérales menées en France depuis 1983.
Á gauche de la gauche, on rêve davantage. De manière un peu trop étriquée vis-à-vis du tutorat du PS chez Buffet, un peu trop traditionnelle chez Laguiller, un peu trop monomaniaquement anti-OGM chez Bové. Besancenot est un des rares à faire bouger les lignes, en insistant sur une autre répartition des richesses ouverte sur de nouvelles questions sociétales (écologie, lutte contre les racismes et l'homophobie...), dans une critique sociale générationnellement renouvelée.
Mais l'utopie concerne aussi le rapport à la politique. Le citoyen ordinaire est ici en droit de demander à la cohorte des professionnels de la politique depuis si longtemps installés dans un métier politique doté d'intérêts particuliers : pourquoi me sentirai-je coupable de ne pas participer à vos carrières politiques ? Pierre Bourdieu appelait cela une "réserve éthique devant le pouvoir". On sent aussi cette distance libertaire chez Besancenot, prêt à mettre les mains dans le cambouis de la transformation du monde, mais pas dans celui de l'entre-soi et des privilèges politiciens.
Le crétinisme électoraliste bride sacrément l'imagination utopique dans cette campagne ! Cependant, une enquête en cours de traitement sur la réception des séries télévisées m'a montré combien les intimités quotidiennes de nos concitoyen-ne-s sourdent d'aspirations à une vie émancipée de normes marchandes desséchées. Même si une politique utopique ajustée au XXIème siècle n'est pas pour tout de suite. Mais nous pouvons déjà commencer à suivre les petits cailloux blancs qui l'annoncent et surtout faire fuser nos créativités sans attendre un quelconque "Grand Soir" électoral...