Accords secrets, corruption, chantage, échanges de voix… Le Qatari Mohammed Bin Hammam, ancien vice-président de la Fifa et cerveau de la victoire du Qatar pour l’attribution de la Coupe du monde 2022, est aujourd’hui surveillé de très près à Doha.
L’ordre viendrait d’en haut, de la famille royale du Qatar : Bin Hammam aurait interdiction de s’exprimer ! Afin de ne pas compromettre l’attribution du Mondial 2022 au petit pays du Golfe et malgré les sollicitations journalistiques, l’ancien protégé de l’ex-émir du Qatar, qui vit à Doha, refuse systématiquement les demandes d’interview. Le temps de cet homme est révolu, à l’époque très proche de Tamim ben Hamad Al-Thani, qui a laissé le trône à son fils en 2013.
Bin Hammam a encore quelques amis au sein de certaines fédérations, mais de moins en moins nombreux. “Infréquentable”, révèle un ancien membre du comité exécutif de la Fifa, le gouvernement du football mondial. “Je sais des choses, mais je n’en dirai pas plus”, souffle l’un de ses collègues. L’image de Bin Hammam sent le soufre, une forte odeur d’achat de voix et le Qatar ne veut pas voir son rêve de Coupe du monde s’envoler dans les affaires de corruption mettant en cause l’ancien bras droit du palais. Car “BH”, comme le surnomment ses proches, a un CV impressionnant en la matière.
Un début de parcours miné par les affaires
Petit retour en arrière. Ce milliardaire de 66 ans a d’abord fait fortune dans l’immobilier, dans les années 1970. À l’origine de la construction des tours surplombant Doha, il est devenu l’un des hommes les plus riches du pays. En parallèle, Bin Hammam s’immisce progressivement dans les arcanes du football régional, puis international.
L’Émirati a toujours aimé ce sport, plutôt méprisé par les membres de la famille royale. Fan de Liverpool, BH, né en 1949, écoute petit les matchs à la radio avant de franchir le pas : dans les années 1970, il devient manager du club qatari d’Al-Rayyan, remportant de nombreux titres avant d’être nommé président de la fédération qatarie de football en 1992. Mais le premier tournant de sa carrière footballistique intervient trois ans plus tard.
En 1995, la Coupe du monde des moins de 20 ans doit avoir lieu au Nigéria, miné à l’époque par une grave crise politique. L’ancien président de la Fifa, João Havelange, cherche un nouveau pays hôte ; Bin Hammam propose alors d’organiser le “petit” mondial au Qatar. Le premier gros coup de BH. D’après un observateur avisé, pour le remercier, Havelange le fait rentrer au comité exécutif de la Fifa. Bin Hammam fait son entrée dans la cour des puissants, effectue des voyages auprès de Sepp Blatter et de son conseiller Michel Platini. En novembre 1999, les trois hommes se rendent en territoire palestinien pour y développer le football. Le Qatar compte jouer un rôle majeur au Moyen-Orient, entre sport et realpolitik.
L’étape suivante le propulse en 2002 à la tête de la Confédération asiatique de football, l’équivalent de l’UEFA en Asie, une confédération qui va vite se transformer en royaume nauséabond. Selon de fins connaisseurs du contexte, Bin Hammam se serait mis à protéger des personnes peu fréquentables. Blatter, qui était au courant, charge alors son directeur des relations internationales, le Français Jérôme Champagne, de “faire le ménage”.
Dans Comment je veux révolutionner la Fifa*, Champagne, ancien candidat à la présidence de l’instance internationale, décrypte la situation : “À partir de 2008, on a remarqué que le président de la Confédération asiatique, le Qatari Mohammed Bin Hammam, invitait de très nombreuses personnalités à Kuala Lumpur, en Malaisie, avec billets d’avion et notes d’hôtel payés. De plus, des procédés choquants se produisaient : on voyait ainsi des présidents de fédérations corrompus, dont l’administration de la Fifa souhaitait se séparer, maintenus en fonction par leur confédération, par exemple en Indonésie. Mais beaucoup de choses se cristallisèrent autour du Koweït.”
“Bin Hammam réclama ma tête, poursuit Jérôme Champagne dans son livre, au motif que je m’étais opposé à la politique de la Confédération asiatique. Alors que je n’avais fait que défendre les statuts de la Fifa… En reconstituant l’affaire après coup, je pense qu’il avait pour objectif de se hisser à la tête de la Fifa, de placer ses copains dans les fédérations asiatiques, ou de protéger ceux qui étaient déjà en place et qui pouvaient le servir. C’était aussi une manière de porter un coup sévère à l’autorité de Sepp Blatter, dans la perspective des prochaines échéances”… Les signes avant-coureurs d’une ambition, voire d’un homme imbu de lui-même, selon certains. Quelque chose se trame en coulisses. À ce moment-là, Blatter et ses proches commencent à le soupçonner. Que vise-t-il ? La présidence de la Fifa et l’élection 2011. Blatter versus BH, le duel va en laisser un à terre.
Double stratégie
À l’image de la famille royale, Bin Hammam a un objectif : faire connaître le Qatar, son pays, à travers le sport… Le football fait partie d’une stratégie de communication internationale. Devenir président de la Fifa en 2011, obtenir l’organisation de la Coupe du monde 2022, les objectifs sont nombreux. Au cœur des années 2000, Bin Hammam met en place une stratégie, s’évertue à acheter les voix de certains présidents de fédération, “drague” ses collègues du comité exécutif de la Fifa et organise des dîners fastueux, chez lui, à Doha. Le Qatar cherche à mener une OPA sur le football mondial.
Le protégé du père Al-Thani met en place une stratégie en deux temps : devenir président de la Fifa et ensuite, en tant que patron du football mondial, favoriser la candidature qatarie pour l’attribution du Mondial 2022. Mais le calendrier va subitement évoluer : Jérôme Valcke, le numéro 2 de la Fifa, propose que l’attribution des Coupes du monde 2018 et 2022 se fasse le même jour, en décembre 2010. Un grand coup marketing pour l’instance, qui cherche à surmédiatiser l’événement. Selon nos informations, en 2009, BH cherche à convaincre ses collègues du comité exécutif de la Fifa de reporter l’attribution des deux tournois après l’élection à la présidence de l’instance internationale. Sans succès.
Le rêve d’une vie
Début 2010, l’entreprise de séduction se poursuit. Doha décide de sponsoriser à coup de gros chèques le congrès de la Confédération africaine de football (CAF), une manière subtile d’encourager les Africains à voter Qatar pour 2022, accompagnée de forts soupçons de corruption sur les votes de certains hauts dignitaires du football africain. Selon France Football, le patron de la CAF, Issa Hayatou, ainsi que deux autres membres du comité exécutif de la Fifa (le Nigérian Amos Adamu et l’Ivoirien Jacques Anouma) auraient perçu la somme d’un million et demi de dollars en échange de leurs voix.
Quelques mois plus tard, en novembre 2010, quelques jours avant l’attribution du Mondial 2022, un conglomérat d’affaires qatari finance un match amical entre le Brésil et l’Argentine disputé à Doha. À la clé, 7 millions d’euros pour les deux pays. En guise de remerciement, les présidents des deux fédérations auraient voté en faveur du petit pays du Golfe…
Sans oublier des accords pour faciliter la signature de contrats gaziers avec certains pays. Dans Président Platini**, est notamment évoqué le rôle trouble de Marios Lefkaritis, riche homme d’affaires chypriote et membre du comité exécutif de la Fifa. Ce livre, surtout, souligne les partenariats signés par ses entreprises avec des sociétés du Qatar spécialisées dans le commerce du gaz liquéfié, la plus grosse ressource naturelle de l’émirat.
Le jour J, le 2 décembre 2010, l’aboutissement. Assis aux premières loges, aux côtés des puissants du football mondial, Bin Hammam assiste à la victoire du Qatar. Doha accueillera le Mondial 2022 ! Inespéré, le résultat d’un travail aux confins de la morale. Selon le Sunday Times, le Qatari aurait dépensé plus de 5 millions de dollars pour voir certains responsables du football mondial voter en faveur de l’émirat !
Pas vraiment rassasié
La victoire obtenue, ce proche du palais ne compte pas en rester là, et s’imagine devenir président de la Fifa quelques mois plus tard. Pour être élu, Bin Hammam veut se présenter en 2011 face à Sepp Blatter. Sa campagne est menée et de quelle manière. À l’époque, le Qatari n’hésite pas à promettre “plus de transparence” et met l’accent sur un rétablissement de la “confiance”. Cynique tant les méthodes employées mêlent corruption et opacité.
Bin Hammam a toujours démenti les accusations de corruption et d’achat de voix de membres du comité exécutif de la Fifa. Pourtant, le 17 mars 2014, le quotidien anglais The Daily Telegraph révélait, documents à l’appui, que Jack Warner, président durant trente ans de la Concacaf (Confédération de football d’Amérique du nord, d’Amérique centrale et des Caraïbes), et sa famille auraient reçu près de 2 millions de dollars (1,43 million d’euros) d’une entreprise du Qatar appartenant à Bin Hammam, juste après l’attribution de la Coupe du monde 2022… Warner, ancien vice-président de la Fifa, qui avait été conduit à la démission en juin 2011 après avoir été accusé de remise de pots-de-vin à des délégués des Caraïbes pour qu’ils votent en faveur de Bin Hammam lors de l’élection à la Fifa ! Deux scrutins et des méthodes des plus malsaines.
Selon un article du Monde et d’après Rémi Dupré, journaliste spécialiste des jeux de pouvoir dans le monde du football, le sort du Qatari se jouera dans le bureau de Sepp Blatter. Avant l’élection pour la présidence de la Fifa en 2011, BH est convoqué par le comité d’éthique pour soupçons de corruption de membres de la Concacaf. Peu avant d’être auditionné, il est reçu par Blatter, avec qui il passe un accord secret : pas de candidature du Qatari, pas de poursuite pour corruption et le président de la Fifa veille à ce que le Qatar ne perde pas l’organisation de la Coupe du monde.
Berné par le Suisse, qui ne tiendra pas parole, Bin Hammam verra la commission d’éthique de la Fifa le suspendre provisoirement et l’empêcher de se présenter. Quelques mois plus tard, fin 2012, le Qatari sera suspendu à vie de l’instance internationale, pour malversations. Sans scrupule, Doha sacrifiera Bin Hammam. Le comité d’organisation du Mondial 2022 rompt tout contact avec son ancien mentor… La Coupe du monde n’a pas de prix.
Blatter, lui, n’a de pitié pour personne, à l’image de la manière dont il a réglé le cas Bin Hammam, son ancien allié de la Confédération asiatique. “C’est mon frère”, déclarait-il à l’époque, un frère devenu un peu trop encombrant.
* Jérôme Champagne, Comment je veux révolutionner la Fifa – Un Français face à Sepp Blatter, éditions Hugo & Cie, janvier 2015.
** Arnaud Ramsay et Antoine Grynbaum, Président Platini, éditions Grasset, mai 2014.
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