Dominique Maniez : "L'abus du web nuit à l'esprit critique"

Lyon Capitale : Vous publiez un livre qui s'intitule "les dix plaies d'internet", est-ce une façon de tempérer l'euphorie qui entoure les nouvelles technologies ?
Dominique Maniez : Il y a deux styles de bouquins sur internet. Ceux qui disent "c'est génial, le web 2.0 c'est l'avenir, etc". Et ceux qui disent : "attention, c'est un repère de pédophiles, d'arnaques à la CB", et qui mettent en garde contre des aspects plus sécuritaires qui sont également des projections de fantasmes. Mais moi, ce qui m'intéresse, c'est la sociologie des usages d'internet, le rapport entre internet et la transmission du savoir. En interrogeant cette articulation, je veux simplement dire : réapprenez à douter, retrouvez l'esprit critique.

Vous ouvrez votre livre sur une critique assez vive de Google. Qu'est-ce qui vous inquiète ?
Ma première interrogation est toute simple : comment se fait-il que nous utilisons Google, parfois plusieurs fois par jour, sans nous poser de questions ? Or il y a de vrais enjeux politiques à utiliser le moteur de recherche Google comme filtre exclusif à toutes les informations sur internet. Le fonctionnement de Google est extrêmement opaque, ils ont une gestion des données personnelles ahurissantes. Chez Google, les cookies (petit fichier qui contient les données sur les utilisateurs) sont conservées par défaut jusqu'en 2038 !

En quoi internet peut-il nous "priver de vie privée" ?
Beaucoup de jeunes utilisent Gmail et en sont même inconditionnels. Pourtant, quand on utilise ce service, tous nos courriels sont analysés et en fonction des données recueillies on nous balance des pubs ciblées. C'est marqué noir sur blanc dans le contrat mais personne n'y prête attention. Pourtant, franchement, est-ce que vous seriez prêts à autoriser le facteur à ouvrir votre courrier papier pour y glisser des pubs conformes au profil que révèlent vos écrits ?
On a développé une pseudo culture de la gratuité que je qualifie de prostitution informationnelle puisqu'en fait de gratuité, on vend nos données personnelles à des entreprises. Si c'est ça la gratuité, pour moi son coût est exorbitant.

Qu'entendez-vous par "googelisation des esprits" ?
Je trouve qu'il y a un conditionnement intellectuel des utilisateurs de Google qui pensent désormais qu'on peut obtenir toute information en cliquant sur un mot clé. Or la recherche d'information ne se résume pas à une culture presse-bouton. Le bouton "j'ai de la chance" m'a toujours interpellé. La recherche, ce n'est pas de la chance mais une démarche raisonnée. L'algorithme du PageRank qui hiérarchise la pertinence des pages sur Google décrit très sommairement le principe du vote. La pertinence est définie en fonction du nombre de fois que la page est citée. L'idée de "vote démocratique" fait partie de l'escroquerie intellectuelle de la phraséologie de Google. Car il y a des moyens de manipuler les citations, de "bourrer les urnes". Il n'y a qu'à voir le nombre de bouquins qui donnent des recettes pour "faire avancer son référencement sur internet". C'est même devenu un business !

Vous estimez que le "copier-coller" est en passe de devenir "une discipline universitaire"...
La généralisation du copier-coller me paraît une phénomène extrêmement grave. On s'aperçoit que de plus en plus d'étudiants, même à des niveaux élevés, ont recours au copier-coller : une étude menée en 2005 a montré que trois travaux d'étudiants sur quatre contiennent au moins un passage copié à l'identique sur internet. Or il faut expliquer que c'est du plagiat ! Un chercheur ne doit pas s'approprier le travail des autres. Il existe un logiciel, Compilatio, qui permet de détecter les copier-coller ; l'université de Lyon est d'ailleurs en train de le mettre en place. Il faut envisager clairement des sanctions pédagogiques, car pour l'instant, on est plutôt dans le déni.

Dans votre chapitre sur "l'illusion pédagogique des TICE" (technologies de l'information et de la communication pour l'enseignement), vous brocardez l'université Lyon 2...
On ne peut pas dire impunément qu'on est la première université numérique de France. Ça relève, à mon sens, d'une sorte d'escroquerie intellectuelle. Est-ce que le but est de former des gens à des usages raisonnés des nouvelles technologies ou d'encourager la consommation de machines ? Face aux sommes englouties pour équiper l'université Lyon 2 et ses étudiants en ordinateurs, il n'y a eu aucune évaluation. C'est comme le projet de pod-casting : la seule raison invoquée pour développer ce service est d'éviter le stress de la prise de notes. C'est un peu court, non ? Enfin, je trouve assez incroyable que Lyon 2 ait accéléré le développement des TICE après la fronde anti-CPE, afin de permettre aux étudiants de continuer à bosser quand la fac est bloquée. Les TICE seraient donc devenues un instrument de la contre-révolution ?

Que pensez-vous de la toute récente condamnation d'un hébergeur lyonnais pour avoir fait un lien avec un site divulguant des informations sur la vie privée d'un acteur ?
Cette jurisprudence est assez étonnante car on est passés d'un extrême à l'autre. Les hébergeurs de contenus n'avaient aucune responsabilité sur les contenus. On ne peut pas demander à des grosses sociétés comme Orange de contrôler tout ce qui passe dans leurs tuyaux. Là, ça va fort car on condamne le simple lien, et pas le producteur de l'info. Pour moi, le principe de base reste "pas de liberté sans responsabilité". Je suis pour une plus grande responsabilité éditoriale, mais il ne faudrait pas qu'internet se transforme en gigantesque cirque judiciaire.

Wikipédia, l'encyclopédie libre universelle, réunit-elle vraiment "une bande d'irresponsables" ?
Wikipédia est un bel idéal. Pour moi, partager la connaissance c'est ce qu'il y a de plus beau, le faire gratuitement est noble, c'est d'ailleurs pour ça que je participe à l'Université populaire. Mais ça demande un certain nombre de règles, et notamment de ne pas avancer masqué. L'anonymat est la porte ouverte à l'irresponsabilité. Je préfère lire l'article sur le mot "liberté" dans l'Universalis, et savoir qu'il est signé Paul Ricœur que lire "liberté" sur Wikipédia, écrit par près de 300 contributeurs. Je crois au travail collaboratif, mais dans de petites communautés.

Vous avez l'air très préoccupés par l'absence d'esprit critique des étudiants d'aujourd'hui...
Certains de mes étudiants, qui suivent pourtant un cursus en sciences de l'information, se réfèrent à Wikipédia, font du copier-coller et pensent que Google va résoudre tous leurs problèmes de recherche d'informations. Alors oui, je suis inquiet...

Que pensez-vous du fait que les internautes se prennent "tous pour des journalistes" ?
C'est un leurre. Être producteur ou médiateur d'infos, c'est un véritable métier. Quand on considère que tout le monde est journaliste ça s'appelle le café du commerce. Et la démocratie est perdante.

N'avez-vous pas peur de passer pour un réactionnaire ?
Malheureusement si. J'ai le sentiment d'aller à contre-courant. Mais on est face à des enjeux cognitifs, épistémologiques et in fine politiques très forts ! Aujourd'hui, beaucoup de gens ont accès à internet et il faut s'en réjouir. Si les gens se sont approprié certains usages il faut qu'ils réfléchissent aux conséquences de leurs actes. Tous les problèmes que je pointe relèvent peut-être juste d'une crise de croissance et les choses vont s'améliorer. Mais seulement si on prend conscience des mésusages et si on forme les gens.

Dominique Maniez, Les dix plaies d'Internet, les dangers d'un outil fabuleux, éditions Dunoz.

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