Quand une œuvre d’art avec un téton visible disparaît aussi vite qu’elle a été postée, une vidéo de Daech ou une fausse information continue de tourner pendant plusieurs heures. Sur Facebook et Twitter, la censure frappe à tout instant, mais oublie parfois le plus important.
On pourrait presque parler de marronnier tant l’information revient souvent : Facebook censure régulièrement des œuvres d’art comportant de la nudité, à l’image de La Liberté guidant le peuple de Delacroix. Depuis sept ans, Frédéric Durand-Baïssas est ainsi en guerre juridique contre le réseau social, qui a bloqué son compte après la publication de L’Origine du monde de Courbet. En mars, le tribunal a reconnu la faute de Facebook sur la suppression du compte, mais pas le préjudice, n’ordonnant pas sa réouverture. Par ailleurs, le tribunal ne s’est pas penché réellement sur la question de la liberté d’expression. L’affaire part désormais en appel, avec une forte attente de la part de certains utilisateurs. Car la censure vire au ridicule : fin 2017, c’est la Vénus de Willendorf, une statuette paléolithique vieille de dix mille ans, qui s’est attiré les foudres de Facebook, avant que le réseau social ne corrige l’erreur due à son “algorithme de reconnaissance”. Et quand la machine montre ses limites, la modération est réalisée manuellement dans des centres dédiés, où la décision peut se prendre en quelques secondes, alors que sont laissées en ligne des vidéos de torture ou de viol, jusqu’à ce que le tollé public soit trop fort.
Le paradoxe des réseaux
En plein scandale Cambridge Analytica, Facebook s’attaque désormais aux fake news, avec un outil en ligne qui permet d’obtenir plus d’informations sur la publication ayant relayé l’“information” et d’accéder à d’autres sources à partir de médias partenaires (Le Monde et Libération en France). Reste que c’est Facebook qui les choisit, soulevant la question du sérieux de certains médias dans d’autres pays, ainsi que la liberté que ces derniers peuvent avoir en fonction du contexte politique et de leur actionnariat. Quant à ceux qui souhaitent que Facebook ou Twitter deviennent responsables des contenus publiés, à l’image des médias traditionnels, Bertrand Naivin, coauteur du livre Monstres 2.0 * avec Pauline Escande-Gauquié, nuance : “C’est juste, mais le problème, c’est qu’il est illusoire de penser qu’ils sont à même de remplir ce rôle alors que leur modèle est basé sur la liberté. On les accuserait de tout contrôler, de censurer. Le problème d’Internet, c’est que c’est tellement massif qu’il serait impossible de tout vérifier.” Une demande de contrôle extérieur fait surtout craindre le renforcement d’un monde “vu selon Facebook”. C’est aujourd’hui tout le paradoxe des réseaux sociaux. D’un côté, ils sont soumis aux lois classiques en matière de dénigrement, insulte et diffamation et doivent communiquer les éléments permettant d’identifier les fautifs sur requête d’un magistrat ; l’hébergeur peut être tenu pour responsable s’il laisse délibérément le contenu en ligne. Sur ce point, la France est pourtant encore loin de l’Allemagne qui, depuis le 1er janvier, impose aux réseaux de modérer les propos haineux sous 24 heures, sous peine d’une amende pouvant aller jusqu’à 50 millions d’euros. De l’autre, en matière de liberté d’expression, ils imposent encore leurs propres règles, parfois puritaines, tout en se pliant aux demandes de certains États, à l’image de l’Égypte où Facebook est désormais accusé de fermer les pages d’opposants au régime en place.
Fin avril, Facebook a promis de mettre en place une procédure d’appel en cas de suppression d’un profil. Qu’en sera- t-il dans les régimes autoritaires ?
“Violation de la liberté d’expression”
Début mars, l’avocate Angélique Weber a poursuivi Facebook en référé après le blocage de son compte. Elle avait partagé des articles, notamment du Monde et une pétition sur la réforme de la justice, que contestent de nombreux membres du barreau. À travers ce référé, l’avocate rappelait l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : “La libre communication de pensées et des opinions est un des droits les plus précieux.” Me Weber s’est désistée de son référé après avoir constaté le déblocage de son compte, sans explication. La défense de Facebook reposait sur le fait qu’il n’était pas hébergeur et que l’avocate aurait dû assigner Facebook Irlande. Pour les avocats d’Angélique Weber, le retour de son compte “ne saurait faire oublier la violation de la liberté d’expression dont elle a été l’objet” et ils se réservent le droit de poursuivre une action au fond. Pour cette dernière affaire, comme dans celle de L’Origine du monde, les utilisateurs sensibles à la question de la censure attendent que la justice française rappelle à Facebook qu’il ne peut outrepasser ses fonctions, et doit respecter la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : “Toute personne a droit à la liberté d’expression.”
L’enfer c’est les autres
Quand, sur Facebook, la censure arrive parfois dans des “espaces privés”, sur Twitter elle peut venir des membres du réseau eux-mêmes, qui dans leurs propos, parfois d’une rare violence, découragent certaines formes de pensée, qu’elles soient dans la norme ou non. Avec Monstres 2.0, Bertrand Naivin livre un essai sans concession sur ceux qui pervertissent ce que l’on présentait comme un “nouvel eldorado démocratique”. Ces “trolls” n’hésitent pas à manipuler l’infâme. “L’internaute pense qu’il est anonyme et peut se permettre d’avoir un comportement double : celui que tout le monde connaît et un autre, plus délétère, complète Bertrand Naivin. Ce qui est dingue, c’est qu’il s’amuse, comme si le monstre était devenu une figure banalisée.” Cette figure du monstre continue d’évoluer. “Aujourd’hui, certains en sont fiers et s’affichent publiquement. Ils assument avoir un désir de casser la fonction communicationnelle des réseaux et des blogs. Ça éclate dans tous les sens, c’est chaotique. On a voulu angéliser les réseaux au début, mais dans ce monde cohabitent des gens qui n’ont pas la même culture, la même éducation, le même contrôle de soi. Ces comportements existaient avant, mais ça prend des proportions énormes à cause du numérique. Les gens ont perdu la responsabilité de ce qu’ils écrivent, mais aussi ont moins d’empathie à travers l’écran”, souligne Bertrand Naivin. Sur des réseaux où le second degré a disparu, “faute de savoir s’il s’agit de plaisanterie ou de premier degré”, complète-t-il, “on n’est plus dans la juste mesure, c’est soit dans le pas assez, soit dans le trop. Avec la rapidité des messages et du flux, si on ne participe pas ou si on attend, c’est trop tard, on est taxé de collaborationniste d’accepter ce qui est dénoncé”. Quant aux policiers de la pensée, les seuls outils pour ne pas subir leur inquisition restent le blocage pur et simple, ou le signalement des propos, quand Twitter veut bien y donner suite.
Social cooling, l’autocensure pour rester dans la norme
Face à ces censures multiformes, certains décident tout simplement d’abandonner. Conseil média et d’influence (elle est l’une des spécialistes françaises en matière de “médias sociaux”), la Lyonnaise Catherine Cervoni s’intéresse aujourd’hui au phénomène du social cooling. Ce “refroidissant social” consiste à suivre les normes avec zèle pour se forger une “e-réputation”, quitte à s’autocensurer. L’expression a été inventée par le chercheur hollandais Tijmen Schep face à l’émergence de nouveaux comportements en ligne, “où la suspicion est permanente”. “On est tellement dans le paraître que certains sont désormais des botoxés des réseaux sociaux, se travaillent un masque pour soigner leur réputation en ligne, note Catherine Cervoni. Le processus est parfois inconscient : on se fait plus lisse pour trouver du travail, en pensant que ça va nous apporter des avantages. Mais cette image engendre des problèmes d’identité.” D’autres, explique-t-elle, choisissent volontairement le social cooling, ayant conscience du traitement globalisé des données laissées en ligne : “Les révélations de Snowden ont changé les esprits sur la collecte des données et poussent certains à se forger une image en connaissant les nouveaux codes.” On peut le comprendre quand “les assurances s’intéressent à nos data pour savoir si on a un cancer, du diabète et éventuellement refuser de nous couvrir ou augmenter leurs prix, pareil pour les banques pour savoir si elles peuvent nous prêter ou non en fonction de nos amis. On voit des initiatives arriver aux États-Unis, en Chine où ceux qui ont une “note sociale” trop basse ne pourront plus prendre de billet d’avion, ou mettre leurs enfants à la crèche…” La série Black Mirror, qui imagine des dystopies infernales basées sur la technologie, a consacré un épisode à un monde où chaque citoyen reçoit une note, laquelle conditionne accès au logement, transport et divertissement ; dans ce monde, chacun se force à jouer un rôle pour maintenir la note la plus élevée. La réalité dépasse la fiction et, comme dans Black Mirror, l’autocensure est désormais de mise pour ne rien se voir reprocher.