Sommes-nous à la merci des réseaux sociaux ? Il y avait déjà la menace de Google et la bulle dans laquelle il nous enferme à chaque recherche, avec des résultats correspondant à nos habitudes. En 2018, le nouvel ennemi s’appelle Facebook et l’Europe ne veut plus se laisser faire.
2011. Le Printemps arabe bat son plein. Certains parlent alors de révolution Facebook et Twitter ; les réseaux sociaux auraient contribué à l’essor démocratique. Sept ans plus tard, l’histoire nous rappelle que les révolutions prennent parfois des décennies avant d’aboutir… Quant aux réseaux sociaux, ils sont aujourd’hui sur le banc des accusés. Les États s’interrogent sur le risque qu’ils pourraient faire peser s’ils tombaient entre de mauvaises mains, mais aussi sur leur impact dans la présidentielle américaine et le Brexit.
L’ADN tribal qui nous fait céder
Bien avant les révélations de 2018 sur les données collectées par Facebook, la méfiance était déjà de mise envers les réseaux sociaux et les moteurs de recherche. D’anciens salariés avaient même fait acte de repentance. Ancien stratège publicitaire chez Google, James Williams enchaîne ainsi depuis un an les prises de parole sur l’“économie de l’attention”, comment les géants du Web font en sorte que nous leur sacrifiions le plus de temps possible. Dans “l’ancien monde”, Patrick Le Lay, le PDG de TF1, vendait du “temps de cerveau disponible” à Coca-Cola sous forme de pages de publicité télé ; désormais, la vente se fait en continu via la navigation Internet. De nombreux chercheurs s’alarment également de l’addiction aux réseaux sociaux, amplifiée par l’accès à chaque instant via son smartphone. Le cofondateur de l’Observatoire de l’ubérisation, Denis Jacquet, par ailleurs entrepreneur du numérique, ne mâche pas ses mots : “Les réseaux sociaux sont plus addictifs que la cocaïne. Ils ont su se rendre indispensables en utilisant le besoin des gens de s’exposer. Ce sont des faiblesses très traditionnelles et anciennes au final. Nous avons un esprit tribal codé dans notre ADN, on a remplacé cinquante membres de notre tribu contre cinq mille, on a remplacé la qualité par la quantité, la profondeur par le superficiel. (…) Quand on regarde autour de nous, il y a beaucoup de gens seuls. Quand ils rentrent chez eux, ils peuvent noyer cette solitude avec des amis virtuels. C’est ce que les Américains appellent “alone together”, seul et ensemble. On passe ainsi très peu de temps avec beaucoup de personnes, les réseaux exploitent ça comme le sucre et le cerveau dit : C’est bon, j’en veux encore.” Désormais, les craintes sont plus grandes. “Quand on sait exploiter les réseaux sociaux correctement, on sait qu’on peut gagner une élection présidentielle”, assène Denis Jacquet. Un état de fait qui commence à sérieusement inquiéter au niveau européen, notamment depuis les dernières révélations sur Cambridge Analytica.
L’affaire Cambridge Analytica
Début 2018, le lanceur d’alerte Christopher Wylie expose les méthodes de l’entreprise Cambridge Analytica. Cette dernière a récolté les données d’au moins 87 millions d’utilisateurs de Facebook, qui auraient ensuite été utilisées pour influencer les votes lors de l’élection présidentielle américaine, mais aussi sur le Brexit. “Dans les Swing States, ceux où se jouent les élections aux États-Unis et qui peuvent passer d’un camp à l’autre, il suffit de passer un message au bon moment, sur le mur des bonnes personnes, pour faire voter ceux qui doutent pour celui qu’on souhaite. Si Mark Zuckerberg mettait son propre outil à son service, il pourrait gagner une élection. Aujourd’hui, les politiques vont s’en plaindre, sinon ils se feraient huer par le peuple, mais ils n’ont qu’une envie : utiliser ces data.” À Lyon, la start-up DataGalaxy est devenue l’une des pépites à suivre en matière de gestion des données numériques. Grâce à un panel d’outils, elle veut simplifier le big data et redonner de la valeur aux données pour les entreprises. Son cofondateur, Lazhar Sellami, n’a pas été surpris par l’affaire Cambridge Analytica tout en reconnaissant “un travail de titan pour collecter et recouper” : “La Silicon Valley a apporté de nouveaux outils aux États-Unis leur permettant d’avoir plus d’impact et d’influence dans le monde, ils ont permis d’avoir une stabilisation pacifique là où avant il y aurait eu un conflit armé. Aujourd’hui, ces outils ont pris tellement d’ampleur que même les États-Unis s’interrogent sur la place qu’ils ont laissée à ces stars de la Silicon Valley : ces outils sont-ils en train de se retourner contre eux ?” Pour tenter de se protéger contre l’ingérence permise par les données, l’Europe a mis en place un nouvel arsenal, mais suffira-t-il ?
La contre-attaque RGPD
Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) européen vient d’entrer en vigueur. Désormais, les internautes peuvent faire valoir le droit à l’oubli pour demander le retrait de données personnelles, ou exiger la portabilité de leurs données. L’appel au consentement de l’utilisateur sera également renforcé, pourra être révoqué, tandis que les entreprises devront se montrer plus transparentes sur l’utilisation de nos données. Le RGPD marque, en théorie, la démocratisation de l’opt-in, c’est-à-dire le “consentement actif” pour accepter la collecte. Il marquera aussi la fin du consentement “passif”. En cas de manquement au règlement, les entreprises pourront être condamnées à des amendes jusqu’à 20 millions d’euros. Face au scandale Cambridge Analytica, Mark Zuckerberg avait fait savoir qu’il trouvait le RGPD positif… tout en faisant basculer en parallèle ses utilisateurs non européens de l’Irlande vers la Californie (information révélée par Reuters), l’État américain étant plus souple que le vieux continent pour les données. Pour Denis Jacquet, le RGPD reste insuffisant : “Avant, nous étions les vaches qui regardaient passer le train, aujourd’hui on essaye de l’arrêter, mais l’Europe ne va pas créer ou soutenir des champions en face pour concurrencer Facebook et Google. J’aurais voulu qu’on fasse les deux en même temps.”
Patrick Bertrand, ancien président de Lyon French Tech et directeur d’exploitation de la holding Holnest, qui accompagne les entrepreneurs, se veut plus optimiste. “Rien que le fait que Mark Zuckerberg prononce RGPD devant les parlementaires américains est un pas important, selon lui. Le sujet de la vie privée sur Internet va continuer de monter. On ouvre de nouveaux débats, à l’image du créateur du Web Tim Berners-Lee qui souhaite un retour aux origines avec un Internet décentralisé. Si une partie de ce Web décentralisé choisit de base de refuser tout consentement dans la transmission des données, les plateformes comme Facebook sont bloquées. L’une des clés de demain, c’est aussi la pseudonymisation, comment cacher son identité dans un système type blockchain et accepter le cas échéant de la donner si nécessaire.” Une pensée vers laquelle tend également Lazhar Sellami. “Demain, dit-il, on pourra échanger nos données avec les plateformes, elles auront une valeur et on pourra choisir si oui ou non on les transmet en échange de ce qu’on nous proposera en face. Ces échanges ne se feront pas avec les pratiques que l’on connaît, mais sans doute avec une intelligence artificielle chargée de mettre tout en relation. Aujourd’hui, l’enjeu, c’est l’éducation de nos enfants, comment on leur fait prendre conscience des traces qu’ils laissent et comment les géants du numérique remontent les puzzles pour dresser leur carte d’identité. Un enfant sans cette éducation, c’est comme s’il était laissé nu dans le désert sans nourriture. Désormais, nul n’est censé ignorer comment ça marche !” Pourtant, malgré les révélations sur l’affaire Cambridge Analytica, Denis Jacquet ne croit pas à une fuite des utilisateurs de Facebook : “Si on exposait en détail dans une vidéo ce que Facebook fait des données et qu’on la rendait obligatoire à regarder, ça ne ferait pas fuir 5 % des utilisateurs. C’est comme passer une vidéo à un fumeur sur la détresse respiratoire d’un mourant qui a le cancer du poumon. On a beau nous dire que ce n’est pas bien, pourquoi arrêter ? Ça coûte rien à nos yeux… alors que le prix est pourtant réel.”
“Quand c’est gratuit, c’est toi le produit”, avait-on pris l’habitude de répéter aux naïfs. Aujourd’hui, l’adage évolue : “Quand c’est gratuit, tu travailles pour lui !”