Veni, vidi, vici “l’un des ultratrails les plus techniques et exigeants de sa catégorie”, avec en toile de fond les majestueux panoramas du massif du Mont-Blanc et du toit de l'Europe. Unique.
5h27. Une lumière rose enveloppe le dôme du mont Blanc, tandis que la procession silencieuse chemine sur le sentier étroit et escarpé qui mène au refuge de Bellachat, au cœur du massif des Aiguilles Rouges et ses rochers bruts, au-dessus desquels s'élance une série d'aiguilles accidentées. Les dernières lampes frontales s'éteignent une à une.
Assister au lever de soleil sur le mont Blanc, c'est ce qui pousse 1 000 gaziers à se lancer dans les 90 km du Mont-Blanc, “l’un des ultratrails les plus techniques et exigeants de sa catégorie”, dixit l'International Trail Running Association. Et l'ITRA, on ne contredit pas ; c'est elle qui évalue les trails en fonction de leur difficulté (distance, dénivelé positif et négatif). En l'occurrence, il s'agit de 91,5 km précisément et 6 220 m de dénivelé positif – l'équivalent d'1,3 mont Blanc ou 0,7 Everest.
Hells Bells
Il est 4 heures du matin quand le peloton s'élance de la place du Triangle de l'Amitié, à Chamonix, au son des “cloches de l'enfer” et des guitares électriques d'AC/DC. “Putain, j'ai les poils !” hurle gracieusement un colosse barbu et tatoué qui détonne par rapport au profil caractéristique des trailers (peu épais, plutôt secs et longilignes).
Je trottine au milieu de la cohorte, le temps d'entendre la voix puissante et aiguë de Brian Johnson mugir “You're only young but you're gonna die” – n'exagérons rien, on est juste sur une course à pied ! – avant de ne plus percevoir que le souffle haché des traileurs et la petite musique des Salomon, Mizuno, La Sportiva et autres Hoka One One sur le bitume. Du goudron, il n'y en aura que sur 6 % du parcours (5,5 km), le reste étant des sentiers et des pistes – le principe d'un trail, au fond.
Les gentils organisateurs ont concocté une boucle Chamonix-Chamonix à faire en 24 heures max, agrémentée de six grosses ascensions et autant de descentes. “Certaines portions du parcours se déroulent exclusivement dans la neige et les coureurs évoluent très fréquemment entre 2 000 et 2 500 mètres d'altitude, ce qui nécessite une certaine acclimatation. La météorologie peut changer rapidement en montagne (vent, précipitations, chaud/froid) et courir de nuit peut augmenter parfois la sensation de difficulté d'un passage.” Voilà pour le briefing.
Arrivée au Brévent par des pentes assez tourmentées et minérales. Je range les bâtons dans mon carquois et entame à (relativement) grande vitesse – je doublerai près de 80 coureurs – la descente jusqu'à Planpraz (ne prononcez surtout pas le “z”), 2,6 kilomètres et 420 mètres plus bas. La portion se fait tout schuss dans la neige.
Shadenfreude
Jolies et artistiques gamelles sur ma droite, sur ma gauche, devant et derrière moi. Je pourrais m'atteler à une “Pédagogie de la glissade” à mon retour... Une hécatombe un poil comique (il n'y a absolument aucun risque, si ce n’est se tremper les fesses) qui me redonne du baume au cœur (qui ne s'est pas une fois repu du “malheur” des autres, notamment en cette Coupe du monde de foot ? Cette émotion un peu spéciale, scrupuleusement nommée Schadenfreude, serait même une réponse biologique de base chez les humains...). On me demande souvent à quoi je pense quand je cours : à de petits trucs comme ça, parfois insignifiants, inspirés par ce qui m'entoure.
Premier ravito. L'élan fait que beaucoup de coureurs ne s'arrêtent pas. Risqué, d'autant qu'on crapahute depuis un petit moment et que le prochain arrêt n'est programmé que quinze kilomètres et quelques belles “bosses” plus loin. Un bol de bouillon de pâtes, deux quartiers d'orange, quelques verres de St-Yorre (le sel retient l'eau) et c’est parti direction La Flégère, par les pistes qu'on skie l'hiver. Et toujours avec le massif du Mont-Blanc comme pasteur. Passages sympa avec des single tracks qui permettent de relancer, à coups d'accélérations exaltantes qui te feraient te prendre pour Kilian (Jornet) ou François (d'Haene). Ou pas.
Concours de T-shirt mouillé
- @Pierre Raphoz
Après la petite montée jusqu'à la Tête aux Vents (2 133 m), on enchaîne par un gros morceau négatif de près de 800 D- jusqu'au Buet, au milieu des rhododendrons ferrugineux (me revient la tirade de Bourvil : “En tant que délégué de la ligue anti-alcoolique, je vous parlerai de l'eau minérale, de l'eau ferrugineuse”).
Pas mal de spectateurs, avec une entrée sous tente digne d'une arrivée de tour de France. Il est 9h15. J'ai 1h15 d'avance sur la barrière horaire. J'en profite pour me poser. Mon père – qui m'accompagnera toute la course, un luxe précieux – m'a préparé des sucres lents, avant d'aborder les montagnes russes jusqu'aux superbes chalets de Loriaz – toujours sans le “z”, sous peine de ne jamais revenir dans le pays – soit 6,5 km et 675 D+, Le Mollard (4,4 km et 771 D-) et le barrage d'Emosson (5 km et 764 D+) en Suisse. Sous un soleil qui commence à taper. Et la chaleur a un impact sur les performances. “Il s’agit principalement des effets de la chaleur sur la température centrale, explique le physiologiste du sport Guillaume Millet, trois fois dans le top 6 de l'UTMB et 3e au Tor des Géants. Lorsqu’elle atteint 40,5/41 °C, en gros nous avons une boucle feedback qui réduit notre puissance afin de ne pas nous mettre en danger. Une étude montre que, lorsque l’on se met dans un sauna ou en condition neutre, ou au froid avant un exercice en ambiance chaude, on s’arrête plus ou moins vite mais toujours à la même température centrale.” La montée jusqu'à Loriaz se fait d'une traite, à bonne vitesse. Arrivé aux petits chalets (un bénévole m'apprend que les premières constructions datent de 1260), une soif de pendu me cloue à la source d'eau fraîche. Je bois à m'en noyer les poumons... des litres que je débagoule quasi sur-le-champ.
Archosaures et Emosson
- @gaetan haugeard
Grosse redescente au Mollard (sic). Les gentils organisateurs ont installé une “douche” d'eau fraîche. Ambiance concours de T-shirt mouillé... les filles en moins (à peine 9 % de l'ensemble des inscrits). Il est 11h30. On va s'attaquer à un gros morceau : le barrage d'Emosson. Un lac de 227 millions de mètres cubes retenus par un mur de 180 mètres. Et un troupeau d’archosaures (les ancêtres des dinosaures et des crocodiles) qui a laissé ses empreintes il y a 240 millions d'années. En attendant, on va laisser les nôtres sur un long sentier ardu, étranglé et retors, à flanc de cascade, qui plus est à découvert. Un chemin qui serpente dans une combe rocheuse qui se fait alors très raide jusqu’au col du Passet, et débouche sur un pierrier, pas loin d'être vertical. Où la chaleur est en plus écrasante. Nombre de coureurs y laisseront leurs forces : 86 abandonneront (sur un total de 314, soit plus du quart). Alors qu'on est à juste à mi-course (lire "Il y a trop de coureurs mal préparés pour le 80 km du Mont-Blanc" dixit Fred Comte, le directeur du club de Chamonix Sports). Il est 13 heures. Je cours depuis 9 heures, 43,6 km et 3 200 mètres de dénivelé positif. Il m'en reste donc la moitié. Je décide de m'arrêter un bon moment. J'ai deux bonnes heures d'avance sur la barrière horaire. Reprendre des forces, changer de T-shirt et de chaussettes. Grosse ambiance. De très nombreux spectateurs et accompagnants, et un dinosaure avec une casquette jaune du Tour de France (passé là en 2016, Christian Prudhomme, le directeur de la Grande Boucle, ayant même jugé cette étape – Berne/Emosson, remportée par le Russe Ilnur Zakarin – comme la plus difficile du Tour). Moralement, il faut se durcir, car il y a encore quasiment une demi-journée de course.
La descente, au début très raide, puis longue et technique, se fera dans des sous-bois jonchés de racines. Seul sur une bonne partie de cette descente, je peux accélérer. Châtelard Village. Le temps de boire une bonne gourde d'eau fraîche à la source et j'attaque un gros morceau : Catogne et le col des Posettes. 1 100 mètres plus haut et une pente à 16 %. Mon appréhension s'estompe au fur et à mesure que je monte. Bon rythme. Je double 59 personnes. Là-haut, à près de 2 200 mètres d'altitude, quelques névés s'éternisent, au frais. Pas le temps d'avoir froid, on entame la redescente sur Le Tour. D'abord à découvert, avec un petit rayon de soleil bienvenu, ensuite dans les sous-bois. Ça va vite. Je dépasse encore 22 coureurs. Stop au Tour. Grosse ambiance des bénévoles, façon boîte de nuit. Il est 17h30. Barrière horaire à 20h15. Pâtes, St-Yorre, orange... comme d'hab. Et une nouvelle boisson ultravitaminée (13 vitamines) qui m'avait donné, dans la montée de Catogne, un gros coup de boost. Jusqu'aux Bois, c'est un circuit forestier de petites bosses horriblement casse-pattes, qui s'avère interminable. Jusqu'à rejoindre le grand champ du petit et dernier ravito en plaine, avant la dernière ascension du parcours.
Coup de bambou sous les étoiles
- @pierre raphoz
Changement de T-shirt et de chaussettes, vidange et allègement de ma pack vest, remplissage de mes flasques en Isostar. Préparation pour le bout de nuit qui m'attend. 15h30 de course. Je rebois de ce complément nutritionnel. Ça passe moyen. Je repars au bout de 10 minutes. On attaque dru dans le Montenvers, à 15 %. Il fait encore chaud. J'ai très soif. Je transpire beaucoup... Je bois une gorgée d'Isostar à l'orange. Nausées. Je rends tripes et boyaux. Et il me reste le plus raide, après la buvette des Mottets (un petit coin de paradis situé au pied des Drus, juste au-dessus de la Mer de Glace), à travers les rochers et marches d'escaliers qui détruisent les quadriceps. Conséquence méthodique, une grosse hypoglycémie, avec tout le tintouin : tremblements, sueurs, vertiges, et grosse grosse faiblesse. “Face à une hypoglycémie, il faut tout de suite mettre le sportif au repos, à l’ombre et dans un endroit frais”, préconise Nicolas Aubineau, diététicien nutritionniste du sport. Je continue à marcher, doublant les quelques coureurs qui sont passés devant moi quand j'étais plié en deux. Je les double. Je transpire. C’est là que le mental compte. Je n'ose plus manger quoi que ce soit. Je demande à un coureur, assis, s'il a de l'eau pétillante. Je m'effondre littéralement quelques minutes plus tard, dans les sentes du Montenvers. Il faut que je me repose. Il me reste une barre d'amande. Je repars quasi illico dans la pente abrupte. Duraille. Je suis deux coureurs à une vitesse pas loin de celle de l'escargot. Arrivé à la gare du Montenvers, je m'effondre sur une chaise. Je mange tant bien que mal un bouillon de pâtes. J'allume ma lampe torche et me lance dans la nuit noire sur un sentier en direction du Plan de l'Aiguille, 6 kilomètres et 400 mètres de dénivelé positif plus loin. Au bout de 10 minutes, je refais une hypo. J'ai très froid. J'enfile ma veste coupe-vent. Je ne peux quand même pas abandonner si près de l'arrivée ! De là-haut, sous le ciel étoilé, on aperçoit Chamonix. Si près et si loin. L'environnement est superbe, le silence retentissant. C'est long, très long, trop long. Quelques petits ruisseaux parsèment le sentier parfois vertigineux. Je m'accroche à une file de coureurs. Près de 30 d'entre eux me doubleront. Dernière pause à 2 211 mètres d'altitude. C'est la fin. Plus de montée, plus d'ascension, plus de dénivelé positif. On a fait les 6 220 de la journée. Il est 23 heures. Vu comme je titube, un médecin me demande si tout va bien. Je bois deux verres de Coca qui me remettent étonnamment d'aplomb et je m'élance dans la descente pierreuse, piégeuse. Il s'agit d'être très vigilant. Il y a deux ans, j'en avais sacrément bavé. Mais, cette année, mes jambes me portent. Je vole littéralement. Je dépasse des coureurs, 27 au total. Je file si vite que je manque de rater certains virages très serrés, me rattrapant comme je peux à un arbre ou tout ce qui traîne à portée de main. Et là, le vol plané. Dans les airs, c'est comme au ralenti : je me vois voler et me dis que je vais me faire très très mal. Je m'écrase sur le sentier de tout mon poids et m'étale de tout mon long. Coup de chance, il n'y a ni pierre ni racines. Juste un tapis d'aiguilles de pin. Plus de peur que de mal. Je repars – un poil moins vite.
Warhol et consorts
La descente est interminable. Je commence à “sentir” Chamonix. Les lumières de la ville se font plus proches. Les odeurs sont différentes. Tous mes sens sont en éveil. Ça y est, c'est sûr que je vais franchir la ligne d'arrivée. Je souris. Quelques larmes me viennent. Arrivé à la fin de la descente, vers l'entrée du téléphérique de l'Aiguille du Midi, je me mets à courir comme à l'entraînement. Tous les badauds que je croise applaudissent. Le quart d'heure de célébrité warholien.... Je tourne à droite dans la rue Docteur-Paccard. J'y suis. Je l'ai fait. 91,5 kilomètres. Agnès, Judith, Alexis, Pascal, David, Baron et mon père (sans qui j'aurais peut-être arrêté en cours) m'attendent près de la ligne d'arrivée (ils ont bien failli me louper, occupés à siroter un apéro et échanger sur l'insoutenable légèreté de l'être, l'échelle Fujita-Pearson d'intensité des tornades ou les plus belles insultes shakespeariennes).
Il est 0h24. Je suis finisher des 90 km du Mont-Blanc. 380e sur 1 095. 135e de ma catégorie.
Je me dis que l'UTMB, ses 171 km et ses 10 000 mètres de D+ fin août, au même endroit, ça va être une autre paire de manches...
> Lire UTMB vécu de l'intérieur : mon groupe sanguin ? D+.
Repères
"90 km du Mont-Blanc"
¤ 91 km (en fait 91,5 km)
¤ 6 200 D+ (et autant de négatif)
¤ 9 ravitaillements (dont 5 complets et 3 légers)
¤ Temps max : 24h00
¤ Nombre de coureurs : 1 000
¤ Taux d'abandon : 31,5%
Embedded,:! putain vous pourriez écrire en français, Dans la belle province aucune chance que votre article soit publié.