Les nouvelles stratégies des lanceurs d’alerte

Fini l’image de Don Quichotte des causes perdues. Comme leurs ennemis, les lanceurs d’alerte s’organisent, jouent le nombre contre l’argent et montent de vraies stratégies de communication pour faire entendre leurs messages. Revue de détail, alors qu’une nouvelle loi vise à les protéger.

Hier, pour avoir dénoncé l’impact des éthers de glycol, André Cicollela était un chercheur honni et persécuté. Aujourd’hui, avec son Réseau Environnement Santé (RES), qui a fait interdire le bisphénol A dans les contenants plastiques, il est devenu incontournable pour les pouvoirs publics sur les questions de santé et d’environnement. Le colloque qu’il organise en avril dans l’enceinte de l’Assemblée nationale sur l’obésité, le diabète et l’environnement chimique va encore faire du bruit. Barbe poivre et sel, convictions chevillées au corps, André Cicollela est ce qu’on appelle un lanceur d’alerte efficace. “C’est aujourd’hui plus facile, l’opinion est plus sensible”, minimise-t-il. Le scientifique omet de dire que, pour faire entendre son message et combattre les lobbys sans être broyé, il s’est organisé. Et il n’est pas le seul.

Sans une stratégie affutée et une union de leurs forces, Irène Frachon pour le Mediator, la revue Prescrire sur les médicaments, Gilles-Éric Séralini sur les OGM, Formindep sur les liens d’intérêts des médecins, Jean-Luc Touly sur les dérives des multinationales de l’eau, l’association Anticor contre la corruption – pour ne citer que les plus connus – n’auraient jamais fait bouger les lignes. Les lanceurs d’alerte ne sont plus des Don Quichotte qui défendent une cause perdue puis se font avaler par le système. À l’instar de leurs adversaires, ils s’organisent pour mieux remporter la victoire. Preuve de leur montée en puissance : quinze ans après l’apparition du mot et leur reconnaissance par les sociologues, ils entrent dans une loi, censée les protéger.

Faire nombre

Premier constat notable, ils ne sont plus seuls mais se rassemblent pour se constituer en réseau. “La solitude constitue une trop grande fragilité”, constate la sénatrice (EELV) Marie-Christine Blandin, auteure de la proposition de loi de protection des lanceurs d’alerte. Sans la création d’une chaîne entre la revue Prescrire, des médecins, un éditeur, un responsable de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés et le député (PS) Gérard Bapt, Irène Frachon n’aurait pas été entendue sur les dangers du Mediator du laboratoire Servier. C’est parce que RES réunit ainsi des scientifiques et surtout une escouade d’ONG et d’associations qu’il s’est imposé dans le paysage.

L’association de lutte contre la corruption Anticor, devenue l’ennemie jurée de bien des politiques, constitue un autre exemple éloquent. Créé en 2002 par le juge Halphen et une ancienne assistante parlementaire, Séverine Tessier, le mouvement s’appuie désormais sur un maillage territorial serré. Rassemblant près de 7 000 sympathisants et des élus de tous bords, l’association a un référent et un blog par département. Des formations peuvent être organisées, comme récemment à Nice sur la protection des données. Des partenariats sont aussi noués avec des syndicats, des collectifs et des structures amies en dehors de nos frontières. “Il faut créer des passerelles dedans et dehors, témoigne Séverine Tessier. On fait avec le nombre, quand eux font avec l’argent.”

“Marchand de la peur”

Si les lanceurs d’alerte se regroupent pour mutualiser leurs forces, ils mettent aussi en place des stratégies de communication au cordeau. L’appui de l’opinion publique est leur meilleure arme. L’équipe du laboratoire du Criigen emmenée par Gilles-Éric Séralini l’a bien compris. Pour leur dernière étude choc sur les OGM, le plan média a été préparé aux petits oignons. “Il fallait marquer le coup, c’est une affaire mondiale. Mais pas un centime n’a été déboursé”, raconte Joël Spiroux, coauteur de l’étude.

Les chercheurs de l’université de Caen ne se sont pas contentés d’un pauvre communiqué relayé par les associations environnementales. La semaine où est publiée l’étude dans la revue scientifique Chemical Toxicology, sortent de façon quasi concomitante le film Tous cobayes réalisé par le cinéaste Jean-Paul Jaud, un livre de l’eurodéputée Corinne Lepage et un ouvrage du professeur Gilles-Éric Séralini, sans compter la couverture du Nouvel Observateur bardée du titre “Oui, les OGM sont des poisons”. Un tir groupé efficace. Les politiques et les agences sanitaires s’affolent. La riposte est immédiate. Gilles-Éric Séralini et son équipe sont attaqués sur la méthodologie de leur étude et leurs présumées liaisons dangereuses avec une société à dérive sectaire. Pas question de se laisser faire. Eux-mêmes rétorquent avec une plainte en diffamation contre le journal Marianne et Claude Allègre. Ce n’est pas la première fois que le Criigen va en justice.

En janvier 2011, le professeur Séralini a remporté un procès en diffamation contre Marc Fellous, président de l’Association française des biotechnologies végétales. Suite à la publication, fin 2009, de la première contre-expertise sur les effets néfastes sur la santé de trois maïs OGM de Monsanto, le professeur de Caen s’était fait traiter de “marchand de la peur”. De son côté, le chirurgien-dentiste Philippe Rudyard Bessis utilise l’arme juridique autant pour se défendre que pour pointer du doigt l’opacité des comptes et les dysfonctionnements de son conseil de l’ordre.

“Un procès, cela aide”

Nécessaires pour maintenir la crédibilité des lanceurs d’alerte, les actions en justice sont aussi une nouvelle occasion de toucher les médias. Attaqué par Veolia pour diffamation dans le cadre d’un documentaire (Water makes money), le syndicaliste Jean-Luc Touly a utilisé cette judiciarisation comme tribune politique, courant février. Les médias européens (les français moins) ont relayé ses combats contre le système de prévarication des majors de l’eau.

Anticor, qui s’était illustrée à ses débuts par des concerts de casseroles pour protester contre la réélection d’élus condamnés, plaide aussi sa cause dans les palais de justice. “Pour avoir une résonance médiatique, un procès, cela aide”, concède Jérôme Karsenti, avocat et membre de l’association. Affaire Pérol, procès Chirac, sondages de l’Élysée et dossier Karachi, le mouvement citoyen s’invite dans les prétoires. Une stratégie gagnante : la notoriété de l’association et son rôle de grain de sable dans le système ont été renforcés.

Lancé en 2004 à l’initiative du médecin Philippe Foucras, le réseau Formindep, qui milite pour une formation et une information médicales indépendantes des lobbys, doit aussi sa célébrité à un recours contre le Conseil d’État, en 2007. L’association a dénoncé le défaut de publication des décrets d’application de la loi Kouchner, qui vise l’obligation de communication des liens d’intérêts des médecins. Aujourd’hui, son discours critique sur les pilules de dernières générations s’en trouve d’autant mieux relayé et percutant. Si le procès aide à alerter l’opinion publique, Philippe Nicot, l’une des têtes de pont du réseau Formindep, n’oublie pas de rappeler la condition première pour faire entendre l’alerte : “Il faut être sûr de la force et de la solidité du message. Et oser s’exposer avec courage.” Une qualité qui ne s’organise pas.

Une loi pour rien ?

C’est une première. Portée par les écologistes, une loi pour protéger les lanceurs d’alerte a été adoptée fin janvier à l’Assemblée nationale. Mais, à peine avalisé, le texte est déjà critiqué par les intéressés eux-mêmes. Déjà, la loi ne concerne que les champs de l’environnement et de la santé. La lutte contre la corruption n’entre pas dans le cadre. La création d’une haute autorité a été abandonnée au profit d’une commission de déontologie. Composée de conseillers d’État, d’élus et de scientifiques, cette structure consultative pourra émettre des propositions sur les règles de déontologie et les bonnes pratiques. Aucune sanction n’étant prévue, on peut douter de son utilité. “Il s’agit de renforcer le système de veille sanitaire à travers un contrôle extérieur supplémentaire, plaide la sénatrice (EELV) Marie-Christine Blandin, qui est à l’origine du texte. La diversité des membres de la commission est un plus : on peut toujours acheter un scientifique ou un élu, mais il est plus difficile de verrouiller un dispositif mixte.” À voir.

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Ce dossier est paru dans Lyon Capitale-le mensuel n°721 (avril 2013).

Un autre exemple de lanceur d'alerte: le docteur Bessis, article à lire ici.

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