Quand, le 8 avril dernier, TV5 Monde a été piratée, plusieurs ministres (Bernard Cazeneuve, Laurent Fabius, Fleur Pellerin) se sont précipités avec force publicité dans les locaux de la chaîne. Le ministre de l’Intérieur déclara alors, roide et martial, devant une forêt de caméras : “Cette attaque s’inscrit dans un contexte, celui de la lutte contre le terrorisme […] ; vous avez tous à l’esprit les attentats tragiques de janvier.” L’esprit de Charlie en marche contre l’“islamo-fascisme”, encore et toujours… Sauf que l’enquête privilégie nettement la piste russe.
Les meilleurs experts mondiaux sont tous d’accord : les hackers ayant spectaculairement attaqué TV5 Monde sont intimement liés à la Russie de Poutine. Les chercheurs de FireEye, entreprise de sécurité informatique basée en Californie, affirment que le groupe “reçoit un financement direct d’une organisation bien installée, très probablement un gouvernement”. Toujours selon FireEye, il s’agit d’“une équipe douée de développeurs collectant des informations sur les questions de défense et de géopolitique, engagés dans des opérations d’espionnage contre des cibles politiques et militaires”.
Trend Micro, l’un des leaders mondiaux des logiciels de sécurité Internet, basé à Tokyo, affirme avoir retrouvé la signature des mêmes hackers russes dans plusieurs attaques visant des cibles militaires aux États-Unis, mais aussi des opposants à Vladimir Poutine, des objectifs en Pologne et en Ukraine et des journalistes aux États-Unis. Nous sommes une fois encore à des années-lumière des préoccupations de Fleur Pellerin et de ses “réunions techniques avec les directions des services informatiques (…) pour voir comment travailler sur la sécurité et la résilience des réseaux”.
Des réunions sur la résilience, pourquoi pas, c’est certainement utile. Mais ce qui est vraiment déroutant – surtout avec une cyberattaque de cette nature et de cette ampleur –, c’est la propension des politiques français à ne s’occuper que des détails de communication, quand l’essentiel est passé sous silence aux citoyens, priés de gober des versions prédigérées, dans la droite ligne des combats contre les diables bien référencés de l’époque. La Realpolitik n’est pourtant jamais très loin, y compris à l’époque du Web 2.0 : les ennemis désignés au vulgum pecus ne sont pas toujours les bons, loin s’en faut.
Les médias, nerf de la guerre
Rappelons que l’attaque en question est survenue le 8 avril vers 22h : les émissions avaient été coupées, remplacées par un écran noir sur l’ensemble des onze chaînes de TV5 Monde. Dans le même temps, la chaîne perdait le contrôle de ses pages Facebook et comptes Twitter, ainsi que de ses sites Internet, qui affichaient tous des revendications… de l’État islamique. Un leurre. Mais alors, que venait faire la Russie dans la télé française et plus largement francophone ?
Tout d’abord, il faut savoir que TV5 Monde est très suivie en Russie et “dépasse de loin la rediffusion des journaux télévisés francophones de France Télévisions ou de la RTBF”, comme l’indique son directeur, Yves Bigot, à Télérama : “Plus de 50 % de nos émissions sont sous-titrées en russe, comme le magazine Envoyé spécial. Nos propres éditions des JT sont également très suivies par les téléspectateurs russes. La liberté de traitement de l’actualité est totale : dans l’ensemble de ces programmes, on aborde la question de l’Ukraine, par exemple.”
Intéressant, surtout après la “liste noire” publiée par Vladimir Poutine il y a quelques jours, interdisant par exemple à Bruno Le Roux, patron des députés socialistes, de fouler le sol russe, un parallélisme parfait pour répondre avec éclat à la présence du président de la Douma, Sergueï Narychkine, sur la liste des personnalités visées par des sanctions économiques de l’Union européenne dans le cadre du conflit ukrainien.
La Russie en force derrière les réseaux sociaux
Intéressant aussi, à la lumière de “l’affaire Numéro 23”, quand on sait que le grand argentier de la chaîne TNT fantôme, offerte en 2012 à Pascal Houzelot, n’est autre qu’Alicher Ousmanov (lire ici). L’oligarque russe, très proche de Poutine, est devenu le premier investisseur privé de Facebook, en dehors de ses fondateurs. Il s’intéresse de près à tout ce qui touche aux réseaux sociaux et son influence s’exerce par le biais du fonds d’investissement DST (Digital Sky Technologies, rebaptisé Mail.ru Group), dont il est le premier actionnaire – un fonds créé et dirigé par le capital-risqueur Yuri Borisovich Bentsionovich Milner, lui aussi milliardaire à la tête bien faite, et lui aussi particulièrement discret et travailleur.
Ousmanov a été l’un des premiers milliardaires à investir massivement dans l’économie Internet et la téléphonie. Il dépensera, avec un flair indéniable, des centaines de millions de dollars dans les jeux en ligne de Zynga, dans Twitter, Spotify, Apple, Alibaba ou encore MegaFon. Première fortune de Russie (et de Grande-Bretagne, devant Lakshmi Mittal), Alicher Ousmanov est également présent au capital de Mail.ru, le Yahoo russe. Il détient aussi le groupe de presse et le quotidien économique Kommersant*.
* Dans son numéro daté du 12 décembre 2011, Kommersant-Vlast avait publié un reportage sur les fraudes imputées à Russie Unie aux législatives du 4 décembre, illustré par la photo d’un bulletin de vote invalidé sur lequel on pouvait lire “Poutine, va te faire foutre”. En couverture de l’hebdomadaire, se trouvaient une photo de Vladimir Poutine et un titre où un subtil jeu de mots permettait de mélanger les expressions “Russie Unie” et “bourrage des urnes”. Aussitôt, Alicher Ousmanov avait annoncé le limogeage du directeur général de Kommersant-Holding, Andreï Galiev, et du rédacteur en chef de l’hebdomadaire Kommersant-Vlast, Maksim Kovalski, pour “violation de l’éthique journalistique”. La victoire de Russie Unie, parti au pouvoir de Vladimir Poutine, avec plus de 49 % des suffrages, avait été largement contestée et avait donné lieu à des manifestations sans précédent dans toute la Russie.
Bien entendu, loin de nous l’idée de laisser penser un seul instant à nos lecteurs (ou d’insinuer) qu’Alicher Ousmanov et ses amis pourraient être liés de près ou de loin aux hackers russes, même si ces derniers ciblent régulièrement des opposants de Vladimir Poutine par des actions spectaculaires. Ce serait un raccourci qu’aucune preuve, aujourd’hui, ne viendrait étayer.
Mais la moindre des choses à ce stade serait que le gouvernement français pose des questions précises au magnat russe des médias, sollicite son expertise incomparable afin de dénouer cette affaire de cyberattaque, et ne s’enivre plus de mièvreries sur la résilience des réseaux et autre esprit Charlie. Pour joindre Ousmanov, rien de plus simple : Fleur Pellerin téléphone au chevalier Houzelot, qui téléphone à son patron, Alicher le bienfaiteur**, avant qu’il ne résilie son contrat.
** Il y a six mois jour pour jour, Alicher Ousmanov a acheté pour 3,8 millions d’euros, non pas la distinction remise par Fleur Pellerin à Pascal Houzelot, mais la médaille du prix Nobel de médecine James Watson, dans l’intention de la lui rendre. Le généticien américain avait reçu la distinction en 1962 (avec Maurice Wilkins et Francis Crick) pour avoir découvert la structure de l’ADN. Jeudi 4 décembre 2014, il avait mis la médaille en vente chez Christie’s, en annonçant qu’il reverserait une grande partie de la somme obtenue à des associations caritatives et à des organismes de recherche. Alicher Ousmanov s’était dit “bouleversé” et avait déclaré : “Selon moi, qu’un scientifique exceptionnel en arrive à vendre une médaille honorant son travail est inacceptable. James Watson est un des plus grands biologistes de l’histoire et cette récompense pour avoir découvert la structure de l’ADN doit lui appartenir.”
Quelques jours avant la vente, le généticien avait expliqué qu’il cherchait dans ce geste une forme de rédemption. En 2007, il s’était en effet retrouvé dans l’œil du cyclone en raison de propos tenus à un journaliste du Sunday Times. Watson avait exprimé qu’il aurait voulu que les gens soient égaux, mais que “ceux qui ont à traiter avec des employés noirs savent que ce n’est pas vrai”. “Nos politiques sociales se fondent sur le fait que leur intelligence est la même que la nôtre, alors (...) que toutes les recherches concluent que ce n’est pas vraiment le cas”, avait-il déclaré.
MAJ 15 juin 2015, 15h54
Après lecture de nos articles, un représentant de Monsieur Alicher Ousmanov, basé à Londres, vient de me faire savoir, ce jour :
1- que M. Ousmanov est seulement un homme d'affaires, qu'il ne fait pas de politique et qu'il n'est pas un espion du KGB;
2- qu'il a quitté ses fonctions à la tête du holding chargé des investissements de Gazprom en octobre 2014;
3- enfin, qu'il n'a pas investi dans Yandex, "le Google russe".
J'ai indiqué au représentant de M. Ousmanov que nos colonnes lui étaient entièrement ouvertes, pour une tribune ou pour une interview, que nous publierions in extenso.
Didier Maïsto