Le plus conceptuel des chanteurs populaires ou le plus populaire des chanteurs conceptuels est de retour en disque et sur scène après sa starisation de la cérémonie d’ouverture des JO. Et plus de trente ans d’une lente métamorphose de crooner easy listening pour initiés en showman surréaliste.
Il a beau être un chanteur de niche, un chanteur pour bobos diront certains, un artiste conceptuel aux intentions quelque peu opaques, Philippe Katerine n’en demeure pas moins un chanteur populaire que tout le monde connaît. Et quand on dit tout le monde, on veut dire par là le monde entier. Cet été, le Vendéen a été vu par une poignée de milliards de terriens lors de la cérémonie d’ouverture des JO, alangui tel Dionysos dans une scène de ripaille païenne (et dans un plat de victuailles) d’où éclaboussait une nudité bleutée, la sienne. Pire, il y argumentait sur sa condition du moment en chantant Nu, chanson alors inédite à paraître quelques mois plus tard sur son album Zouzou. L’affaire, puisque cela a généré la controverse, a elle aussi fait le tour du monde en même temps que celui des plateaux de la “bollorésphère” qui en ont fait un sujet de société, c’est-à-dire un sujet d’éructation. Là, les toutologues n’avaient pas assez de mots pour dire leur écœurement face à cette créature bleuâtre nue comme un ver prenant place devant ce que beaucoup avaient pris pour une reconstitution queer de la Cène (et donc une profanation, un sacrilège et tutti quanti).
Dans toute la sphère de droite plus ou moins extrême où l’on déplore de ne plus pouvoir rien dire et faire, on s’évanouissait façon domino devant cette figure du démon. Même Elon Musk, ce grand libertarien pourtant pas avare de gestes équivoques, qualifia la scène d’“irrespectueuse”. Et quand le chanteur, par provocation, s’attardait sur cet épisode dans les studios de France Inter, là encore dans le plus simple appareil, on entendit alors le journaliste Joseph Macé-Scaron, dans une master class d’argumentation rhétorique, souligner à quel point Philippe Katerine est “laid”. Cachez donc ce sein (et l’homme qu’il y a autour) que l’on ne saurait voir. Ainsi, en deux épisodes à peine, dont l’un en mondovision, Philippe Katerine devint un symbole pour les uns, quelque part entre le Dieu vivant à idolâtrer et le doudou à cajoler, et pour les autres l’ennemi public n° 1. En tout cas quelqu’un que l’on n’ignore pas.
Easy listening
Philippe Katerine en top tweet, mondial, il faut bien avouer que si on nous l’avait dit il y a trois décennies, on n’y aurait pas cru une seconde (et pas seulement parce que Twitter n’existait pas, même si ça aurait sûrement joué). Il y a trente ans, Katerine était un chanteur Inrocks-Télérama-Libération (ça, ça n’a pas vraiment changé). Jeune homme à la raie sur le côté et à l’élégance droit sortie d’une comédie anglaise des années 60, il se construit alors une petite réputation avec une poignée d’albums singuliers. D’abord, Les Mariages chinois (1992), exercice de minimalisme pop enregistré à domicile avec les moyens du bord et pas mal de bizarreries mais qui démontre déjà une qualité d’écriture à part, des textes dont on ne sait jamais à quel degré de sérieux il faut les lire.
Puis L’Éducation anglaise (1994) qui affirme la position du jeune homme alors qu’il n’y chante pas un mot, laissant ce soin à sa sœur Bruno (sic) et sa compagne Anne. Le style est là qui oscille entre bossa-nova et easy listening, un genre qui fait fureur au milieu des années 90 avec la redécouverte par une jeune scène du monument quelque peu poussiéreux Burt Bacharach et de ses suiveurs. Avec aussi le succès tout en ironie d’un olibrius nommé Mike Flowers Pops qui fait du muzak (c’est ainsi que l’on renomme l’easy listening quand on le prend pour de la musique d’ascenseur) un hit mondial avec ses reprises semi-parodiques de grands tubes rock (Wonderwall, Call Me, Light My Fire).
Un original
Cette partie de l’œuvre primitive de Katerine culmine avec le merveilleux Mes Mauvaises Fréquentations, véritable disque de crooner en demi-teinte où n’affleurent pas encore le zinzin chronique et l’entertainer désinhibé. Philippe Katerine est alors comme le pendant poli d’un Dominique A, son grand ami, plus rêche, plus punk, plus débraillé. Il annonce aussi Bertrand Burgalat, producteur et fondateur du label Tricatel qui se poussera lui-même sur le devant de la scène avant de faire chanter (au sens propre) Michel Houellebecq. Un original certes, c’est le moins qu’on puisse dire, mais pas encore, malgré quelques indices laissés par les paroles de certaines chansons (“Nous avions rendez-vous / Au jardin botanique / Mais je ne savais pas / Que vous étiez mort”), cet hurluberlu total que l’on connaît.
Un original parce que Philippe Katerine fait partie de ces musiciens passés par les Beaux-Arts (une tendance qui va de Bryan Ferry à… Julien Doré et qui donne toujours des carrières déroutantes). C’est là que le jeune Philippe Blanchard est allé dévergonder l’éducation très traditionnelle d’une famille vendéenne catholique pratiquante plantée dans le bocage. Et une enfance pas très joyeuse (il est opéré du cœur à 8 ans et confiera être mort pendant un bon moment) que seule viendra sauver une passion pour le basket. Et l’apprentissage de la musique avec un oncle féru de cette bossa-nova qu’on retrouvera sur ses premiers albums.
Après un disque parenthèse avec deux chanteuses baptisées Les Sœurs Winchester, la bascule katerinienne se fait sans doute en 1999 avec L’Homme à trois mains et Les Créatures, un double projet en miroir. Le premier est un disque solo, le second est enregistré avec le groupe The Recyclers. Katerine y change de ton. Et explose avec une chanson : Je vous emmerde, monument de je-m’en-foutisme sur lequel Katerine se plaît pour la première fois à faire le clown et semble découvrir le groove. Phrase clé de la chanson qui fera un tube : “Je suis un poète et je vous emmerde.” Tout Philippe Katerine est là et se déploie sur un disque où il avoue son amour à un poulet élevé en plein air (Poulet No. 728120) ou encore Mon meilleur ami est un chien (où l’on peut voir un préambule à Zouzou, son dernier disque dédié à ce dernier).
J’adore
Quelques projets parallèles plus tard, un album pour Anna Karina, un autre pour Helena Noguerra, sa compagne d’alors, une BO de film, Katerine poursuit sa progression artistique avec le pourtant inégal 8ème Ciel (2002), étape vers ce qui sera sans doute son chef-d’œuvre, Robots après tout (2005), à la fois porté sur l’électro (son titre fait référence au Human After All de Daft Punk), très rock et surtout ultra dansant. Produit par deux producteurs en vogue, Renaud Letang et Gonzales, Robots après tout compte quelques tubes incontournables comme 100% VIP, Borderline, Le 20-04-2005 qui s’amuse avec la figure de Marine Le Pen, et surtout Louxor j’adore qui figure aujourd’hui sur la moindre playlist de soirée branchée ou de fête à neuneu (elle fut au programme de la fameuse cérémonie d’ouverture des JO). La tournée qui suit offre des concerts dantesques pour lesquels Katerine, en collants fluo et sous-pull acrylique, se produit avec les Little Rabbits, méconnu mais très important groupe nantais, dont les membres sont perruqués blond platine et perchés sur des talons aiguilles.
Le bouchon est poussé encore un peu plus loin (il ne s’arrêtera plus) avec Philippe Katerine (2010), sur la pochette duquel le chanteur pose avec ses parents. Vingt-quatre titres, tous clipés, parmi lesquels on trouve Bla Bla Bla, La Reine d’Angleterre, J’aime tes fesses, Philippe, Des Bisoux et surtout La Banane, parmi les plus excentriques du chanteur et qui sonnent tous comme autant de comptines pour enfants, voire pour sales gosses. C’est un peu dans cet esprit qu’il publie avec le groupe nantais Francis et ses peintres 52 reprises dans l’espace (2011)où figurent des scies du patrimoine français (au sens très large) La Queuleuleu aussi bien que L’Idole des jeunes ou Quand t’es dans le désert, exercice potache bricolé un peu par-dessus la jambe.
Un pénis au milieu du visage
Les deux disques suivants, Magnum (2014), à la conquête d’une certaine idée du disco mais trop lisse et Le Film (2016), plus intimiste et personnel, comme un retour aux sources, font moins recette que les précédents et c’est en 2019 qu’on retrouve le grand Katerine avec Confessions, autre disque prodigieux, fou, drôle et grave (Katerine y aligne les sujets de société), complètement surréaliste, comme un pénis au milieu du visage (voir la pochette), farci de duos improbables et musicalement suffisamment inventif pour apparaître comme une synthèse de tout ce qui a précédé. C’est l’album d’un artiste pluriel parce que, entre-temps, Philippe Katerine a œuvré dans à peu près toutes les disciplines, se faisant notamment une belle place comme acteur de cinéma (il remporte un césar en 2019).
Zouzou, sorti l’an dernier, est sans doute moins ambitieux mais pas moins émouvant. Entre deux tubes (Sous mon bob en tête), Katerine y livre quelques confessions (tiens donc) sur la famille, l’âge et donc le temps qui passe et fait parfois disparaître les trucs cool, comme les amis, ou les lieux où on les retrouvait. On y retrouve Nu, son Imagine nudiste à qui une partie du monde a fait un bien mauvais procès, par simple erreur d’exégèse et un peu parce que Katerine n’est pas Brad Pitt. Philippe Katerine c’est “Je suis poète et je vous emmerde” décliné en “Je suis laid et je vous emmerde, je suis nu et je vous emmerde, je suis bleu et je vous emmerde”. Bref, “je suis et je vous emmerde”. Mantra d’un artiste qui ne s’est jamais adapté à son public mais auquel son public s’est adapté.
Philippe Katerine – Le 17 avril à la halle Tony-Garnier