Comment l’industrie du tabac alimente la contrebande

Dans son mensuel de juin, Lyon Capitale (en collaboration avec Die Zeit, repris depuis par Slate.fr) révélait comment l’industrie du tabac finance Interpol et enfreint la convention antitabac de l’OMS. Comment, dans sa lutte contre le trafic illégal de cigarettes, l’organisation internationale de police utilise Codentify, un système de détection des contrefaçons mis en place par l’industrie du tabac. Un conflit d’intérêts majeur alors que plusieurs faits récents prouvent que les multinationales du tabac continuent d’encourager la contrebande mondiale de cigarettes. Enquête.

“Chaque année, l’Union européenne et ses États membres perdent 10 milliards d’euros en raison de la contrebande de cigarettes. En ces temps de réductions drastiques des dépenses, cette perte est inacceptable. Il est nécessaire de mettre un terme aux activités illégales des sombres criminels qui stimulent l’économie parallèle”, déclarait Algirdas Semeta, commissaire européen chargé de la fiscalité, le 6 juin dernier.

Depuis le début des années 2000, le trafic illégal de cigarettes a explosé et les visages de la contrebande se sont complexifiés. Dans une étude parue en 2009, un collège international d’experts a estimé que 657 milliards de cigarettes étaient issues de la contrebande chaque année, dont plus de 500 milliards dans les pays à faible taux fiscal. 11,6 % du marché mondial était illégal, ce qui représentait une perte fiscale de 31 milliards de dollars pour les États. Si la contrebande était défaite, 160 000 vies par an seraient sauvées à partir de 2030. Car la contrefaçon, qui produit des cigarettes plus nocives pour la santé, s’est développée. En parallèle, de nouvelles compagnies de cigarettes ont émergé dans les paradis fiscaux. Les multinationales du tabac, si elles ne sont plus les premiers contributeurs du marché noir, continuent de nourrir la contrebande, parfois à grande échelle.

“Le rôle de l’industrie du tabac dans la contrebande n’a pas disparu”

Dans une étude parue en 1995, Luk Joossens, expert belge sur le trafic illicite, est le premier à pointer du doigt le rôle de l’industrie du tabac dans la contrebande mondiale de cigarettes. Il révèle notamment que des milliards de cigarettes sont perdues volontairement par l’industrie à l’export. Dans l’interview qu’il a accordée à Lyon Capitale, il explique : “Il y a vingt ans, c’était presque toute l’industrie du tabac qui était impliquée. Ils exportaient des milliards de cigarettes duty free, détaxées. (…) Ce commerce s’est atténué il y a dix ans, à la suite de procès intentés par les autorités contre les cigarettiers. (…) Aujourd’hui, le rôle de l’industrie dans la contrebande a diminué, mais il n’a pas disparu.”

Une enquête rare, publiée sous le titre “Tobacco Underground”, a été menée en 2009 par le Consortium international de journalistes d’investigation (ICIJ, qui a révélé récemment les Offshore Leaks), dans 30 pays. On y découvre notamment qu’en Ukraine la production de cigarettes a augmenté de 30 % entre 2003 et 2008. En 2008, 30 milliards de cigarettes étaient ainsi produites en trop, compte tenu de la consommation nationale, par les compagnies. Ces cigarettes étaient alors “perdues” volontairement par les industriels, pour alimenter le marché noir de l’Union européenne.

Selon un expert du ministère de la Santé ukrainien, cité par l’ICIJ, “les vendeurs de tabac tirent des bénéfices en vendant aux trafiquants.” Ainsi, en 2004, 470 000 paquets de Marlboro et L&M, deux marques du groupe Philip Morris, étaient saisis à la frontière avec la Pologne. Dans un rapport, l’OMS est sans appel : Seuls les grossistes ont pu acheter un nombre aussi important de cigarettes, et les producteurs de tabac pouvaient facilement trouver qui parmi ces revendeurs partenaires était en train de vendre des cigarettes aux trafiquants.” De la même manière, en Pologne, les “Big Four” (Philip Morris International, British American Tobacco, Imperial Tobacco et Japan Tobacco International) ont fortement augmenté leur production depuis 2003, alors que les ventes de cigarettes sont en baisse dans le pays. En 2013, la différence de taxes entre les pays d’Europe de l’Est et les pays occidentaux de l’Union européenne reste importante. Selon le site Cigaretteprices.net, un paquet de Marlboro coûte 1,20 euro en Ukraine, contre 6,60 euros en France et 8,10 euros au Royaume-Uni. Selon l’ICIJ, une cigarette sur trois exportée dans le monde serait vendue au marché noir.

“Interpol ne peut pas travailler avec une entreprise soupçonnée de contrebande”

“Le commerce illégal est devenu complexe”, estime Luk Joossens. Contrefaçon en Chine, mafia à Chypre ou au Monténégro, cartels de drogue au Panama, la contrebande s’est internationalisée et confondue. Dans les paradis fiscaux, des compagnies de tabac émergent et produisent des cigarettes en toute légalité, mais seulement destinées au marché illégal. Ce sont les illegal whites. Ainsi, la marque Jin Ling, appartenant à la Baltic Tobacco Company, produit des cigarettes dans la zone détaxée de Kaliningrad, en Russie, destinées au marché noir européen.

En parallèle, l’industrie du tabac garde toujours un pied dans le marché noir mondial, et ferme souvent les yeux sur les “pertes” de cigarettes sur tous les continents. Selon l’ICIJ, il n’y “a absolument aucun doute” que British American Tobacco ait été au courant de la contrebande de ses cigarettes entre la Chine et Taïwan. En Syrie et au Moyen-Orient, l’Office européen de lutte antifraude (Olaf) mène actuellement une investigation contre le numéro trois mondial du tabac, Japan Tobacco International, soupçonné de contrebande.

L’industrie du tabac, dans ses discours, dénonce régulièrement l’augmentation des taxes qui serait le facteur principal de la hausse du trafic. Mais, pour la Banque mondiale, la contrebande s’explique surtout par la tolérance et le manque de contrôle des autorités. Comme Lyon Capitale le révèle dans son mensuel de juin, en choisissant Codentify, le système de traçabilité des Big Four de l’industrie du tabac, Interpol compromet donc son contrôle total sur la chaîne de traçabilité des cigarettes. Pour Luk Joossens, “c’est inacceptable”. Il est incompréhensible, développe-t-il, qu’Interpol reçoive de l’argent de Philip Morris. Incompréhensible qu’ils travaillent avec les quatre multinationales qui réalisent un système de traçabilité des cigarettes, Codentify, et que l’une de ces compagnies soit Japan Tobacco International. Un organisme de police ne peut pas travailler avec une entreprise soupçonnée d’organiser de la contrebande.”

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