Jean-Pierre Martignoni-Hutin est rattaché au Groupe de recherche sur la socialisation (GRS), à la faculté d’anthropologie et de sociologie de Lyon 2. L’essentiel de ses travaux porte sur le jeu.
Lyon Capitale : D’un point de vue social, quel rôle joue le jeu d’argent dans nos sociétés ? Et plus particulièrement en France ?
J.P. Martignoni-Hutin : Anthropologues, ethnologues et sociologues ont montré depuis longtemps la fonction sociale des jeux, leur utilité. Les jeux d’argent n’échappent pas à cette règle. Pour Edward B. Tylor, les jeux de hasard seraient issus d’anciens rites divinatoires ou religieux dépouillés de leur enjeu sacré. Pour Johan Huizinga, le jeu est créateur de culture à travers le principe de compétition. Les jeux de hasard contemporains constituent une parenthèse, une anti-thèse de la vie ordinaire. Ils reposent sur l’arbitraire, l’aléa, le risque, la transgression. On peut espérer changer de vie (recherche du pactole ou du jackpot) ou simplement “améliorer l’ordinaire”. Par ailleurs, les logiques ludiques internes à chaque jeu autorisent calculs et croyances. Les espaces de jeu, notamment les casinos, le PMU, favorisent échanges, sociabilités et sont donc créateurs de lien social.
Une société sans jeux d’argent est-elle possible ?
Les jeux d’argent ont longtemps été prohibés, y compris en Occident, car jouer, c’est interroger Dieu. Actuellement, certaines religions interdisent encore les jeux de hasard. Mais dire qu’un jeu est prohibé ne signifie pas qu’il n’est pas pratiqué, le dossier des jeux en ligne le prouve. En réalité, il est difficile de concevoir une société sans jeux de hasard car la pratique de ces jeux préexiste à leur institutionnalisation. Mais il est clair que la prise en charge du jeu par l’État et par des intérêts privés a grandement favorisé leur diffusion et leur vulgarisation.
Chevaux, Loto, casinos : les Français ont dépensé près de 2,4 millions d’euros par heure en 2008. On joue de plus en plus. Est-ce parce que l’offre de jeux augmente ou parce que l’individu en a de plus en plus besoin ?
L’offre de jeux a sans conteste fortement augmenté depuis 20, 30 ans et l’État croupier a fortement profité de cet impôt indolore sans trop se soucier des conséquences. Mais par ailleurs, la présence de l’État a assuré sécurité et réglementation. En outre, l’augmentation de l’offre de jeux a permis une démocratisation des jeux de hasard qui ont longtemps été réservés à une élite. Aujourd’hui, on peut s’interroger si ce “toujours plus de jeux” n’est pas en réalité en train de “tuer la poule aux oeufs d’or”, d’autant que certains nouveaux jeux, notamment ceux que lancent en permanence la Française des Jeux, sont de simples coups marketing à durée de vie éphémère.
“Les espaces de jeu, notamment les casinos, le PMU, sont créateurs de lien social”
A-t-on une idée du coût social du jeu ?
Il y a certainement un coût économique et social du gambling (jeu, ndlr), mais pour rester dans l’objectivité, il faudrait parler de coûts et de bénéfices. Ce serait le rôle d’un observatoire scientifique des jeux d’argent d’étudier ces coûts et ces bénéfices. Ce n’est visiblement pas la priorité du gouvernement. Ce coût social peut se traduire en termes de paupérisation accrue, de surendettement, de problèmes dans les ménages, de désocialisation, de précarité et même de suicides. Mais à nouveau cela n’intéresse pas les pouvoirs politiques d’étudier scientifiquement et sociologiquement les jeux d’argent : cela interrogerait sa politique des jeux et sa politique sociale et économique. Et le moral des Français.
Comment analysez-vous la politique du jeu menée en France ?
Une approche très hypocrite. C’est la chasse gardée du gouvernement et de Bercy qui lui permet d’avoir une cagnotte. La représentation nationale est tenue largement à l’écart. Ce n’est pas pour rien que le sénateur Trucy a intitulé son premier rapport sénatorial “L’État croupier, le parlement croupion”... Chercheurs et joueurs sont également tenus à l’écart. Il y a une absence totale de consumérisme ludique : si un joueur cherche la petite bête, on lui colle un procès. La politique des jeux de la France a été inexistante pendant longtemps, ensuite récemment chaotique et contradictoire. On interdit, ensuite on autorise, on fiscalise. C’est surtout la fiscalité qui les intéresse, ils mettent en avant la santé, la sécurité, c’est un peu hypocrite. La politique des jeux de la France manque totalement de cohérence, d’ambition et de prospective. C’est la Commission européenne, l’arrivée d’Internet et des jeux en ligne et différents scandales, notamment l’affaire Riblet/Française des Jeux (qui a vu la FDJ manipuler le hasard) qui ont bousculé les choses.
“Jouer est une illusion et un espoir qui comptent
sans doute plus en période de crise qu’en temps normal”
Vous contestez les chiffres donnés sur les jeux d’argent...
Voilà des années que je dis qu’un observatoire scientifique des jeux est indispensable pour que les chiffres du gambling, leur exégèse et les chiffres sur le nombre de joueurs excessifs ne soient pas contestables. Actuellement, on assiste à une instrumentalisation des chiffres : la FDJ donne des moyennes pour faire croire que les Français jouent peu, le PDG de la FDJ dit qu’on ne joue pas plus en période de crise et, pour étouffer l’affaire Riblet, invente le concept d’aléatoire prépondérant. Les opérateurs donnent leur vérité mais ne disent pas toute la vérité. Le gouvernement, l’État croupier, doit couper le cordon : chacun ses compétences ! Que les opérateurs vendent leurs jeux, mais il faut un observatoire scientifique du gambling. L’autorité de régulation, en préparation par le gouvernement, ne sera qu’une simple chambre d’enregistrement ou de refus si elle n’est pas instruite par des études scientifiques.
Comment passe-t-on du jeu plaisir au jeu pathologique ? Quelle est la frontière entre le jeu social et le jeu pathologique ?
D’un point de vue théorique, le joueur reste joueur s’il rentre dans le cercle ludique, l’illusion du jeu, mais sait aussi sortir du jeu. Le joueur qui a des problèmes de jeu est celui qui ne sait plus ou ne peut plus sortir du cercle ludique. Je pense, après des années d’études sur le jeu, que le problème c’est que tout joueur peut flamber et que la flambe est sans doute parfois nécessaire à l’illusion du jeu. Les causes du jeu excessif ne se trouvent pas uniquement dans des explications qui relèvent du psychologique ou du psychique, c’est ma conviction. Si le gouvernement et les opérateurs mettent le jeu sur le terrain de la santé publique ou du droit (procès contre Robert Riblet), c’est pour échapper à leurs responsabilités sociales, politiques et individualiser une pratique qui est en réalité collective.
“La politique des jeux de la France manque totalement de cohérence, d’ambition et de prospective”
On a coutume de dire qu’en période de crise, les gens jouent plus, est-ce vrai ?
Comme l’a dit Roger Caillois, les jeux et notamment les jeux de hasard donnent à voir sur la société. La crise invite des individus à se “refaire”, à améliorer l’ordinaire à travers les jeux de hasard. C’est une illusion et un espoir qui comptent sans doute plus en période de crise qu’en temps normal. Une chose est certaine quand on ne joue pas à cause de l’argent, on joue pour l’argent.
Quelle place donner à la morale dans une réflexion sur les jeux d’argent ?
Le jeu existe, j’essaie de l’analyser, je n’ai pas à juger. J’ai interrogé beaucoup de joueurs, parfois des gens malades, vieux, qui buvaient, avec une histoire de vie chaotique, douloureuse. Le jeu était leur passion ordinaire. Ils m’ont expliqué que “la vie n’était pas un long fleuve tranquille”. Et comme disait Aragon : “allez, allez vous aurez beau faire, on jouera toujours”. Le jeu d’argent n’est pas un produit comme les autres.
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